Le Temps tombe, Paul-Marie Lapointe
lu par l'auteur
Le temps tombe…
le temps tombe
les petits hommes de préhistoire circulent
entre les buildings
dans la pluie chargée de missiles
ON DÉVASTE MON CŒUR
je ne sais pas vivre champignons dans les hut-
tes cloisons du crâne je ne sais pas vivre
les moutons de salpêtre broutent ma barbe lèchent
mes lèvres je ne sais pas vivre les cordes
d'oiseau de mon cou deux épingles droites au
sein de fille à chapeau champ de romantiques
fleurs le paquet de fumeur contre la chemise
plein la bouche les jujubes sucrés les livres sont
les étagères de on histoire je ne sais pas vivre
on ne les ouvre pas gueule de vitre où
poussent des feuilles de pies maudites je ne sais
pas vivre j'ai un habit de plumes fontaines
les canards me font des grimaces le tube
blanc de céruse gargouille de tablettes sans pinceau
toile de rinceaux d'orteils doigts de becs des
poules je ne sais pas vivre verrues des lombrics
terre des femmes aucun rivage mer des
lianes aux poux rongeurs de singes je n'aurai ja-
mais su vivre de ma vie
SOYEZ TRISTES
soyez tristes
pleurez dans la hutte et le vison
dans le chevreuil et le cierge
pleurez dans les chaînes et le château
soyez tristes
pleurez sur la ville et la toundra
pleurez sur la mine et le maïs
pleurez ce peuple est inutile
nous sommes à l’écoute des sanglots
nous sommes à la charge des larmes
entre la mer et le trombone
entre la bouche et l’oreille
un navire fendant l’âme jusqu’à l’île
une île feuillue une île apaisée
une île offerte
une terre accueillante aux eaux glauques
le soleil y pousse beau corps
soyez tristes
depuis toujours ils dorment
dans les stèles de leurs vies
ils poussent leurs fleurs dans les tertres
des regards inoffensifs
qui ne pardonnent pas
pleurez
malgré les consolatrices
chevelures de la tendresse
scaphandrières de l’amertume
tentatrices ravagées par leurs jambes
coutelas frénétiques
billets doux
planètes baobabs
soyez tristes ils sont froids arides torrides et secs
malgré le brasier calme des lèvres
malgré l’oiseau le poisson la caresse
malgré la floraison des nerfs et la source
agile du sang
malgré l’éclatement des rocs
perpétuellement
remués par les mots d’amour
ce continent me trahissait
j’étais prisonnier de ses pores
prisonnier de ses blessures
plaie quotidienne
d’un espoir
ce continent me trahissait ce pays
ce cercueil
par le clocher la sentinelle
par la matraque et la plume
et la hanche portant sa fillette scalpée
les amours fleurissaient dans le fumier
pivoines de la folie
hivers ô hivers ô gratte-ciel ô sténos
soyez tristes
la bouche sur l’épée le frimas d’un baiser
soyez tristes
nageoires effacées du sommeil
sucrerie volupté
nuit des riches
Dieu l’éternité le radar
pleurez
pleurez dans la hutte et le vison
pleurez dans le cierge et le chevreuil
la fosse et l’auto
riches
soyez tristes
FRAGILE JOURNÉE DE MICA
extrait 6
mais les membres pour crier
pour terrasser l’acier
mais les membres pour aimer
où allons-nous ? haie de cèdre maisons chaudes
peaux des amants qui frissonnez au vent des astres
parmi les terres possédées
les maîtres vous admirent
ainsi qu’une porcelaine
leur caprice vous annule
les voix sont terrées
les plaintes suffoquent de jour en jour plus opaques
et vaines
bientôt le silence ne sera plus que le cri du premier
de tous les morts
ARBRES
j'écris arbre
arbre d'orbe en cône et de sève en lumière
racines de la pluie et du beau temps terre animée
pins blancs pins argentés pins rouges et gris
pins durs à bois lourd pins à feuilles tordues
potirons et baliveaux
pins résineux chétifs et des rochers pins du lord
pins aux tendres pores pins roulés dans leur
neige traversent les années mâts fiers voiles tendues
sans remords et sans larmes équipages armés
pins des calmes armoires et des maisons pauvres
bois de table et de lit
bois d'avirons de dormants et de poutres portant le
pain des hommes dans tes paumes carrées
cèdres de l'est thuyas et balais cèdres blancs
bras polis cyprès jaunes aiguilles couturières
emportées genévriers cèdres rouges
cèdres bardeaux parfumeurs coffres des fiançailles
lambris des chaleurs
genévrier qui tient le plomb des alphabets
épinettes grises noires blanches épinettes de savane
clouées
épinette breuvage d'été piano droit tambour fougueux
sapins blancs sapins rouges concolores et gracieux
sapins grandissimes sapins de Babel coiffeurs des
saisons pilotis des villes fantasques
locomotives gercées toit des mines
sapin bougie des enfances
conifères d'abondance espèces hérissées crêtes
vertes des matinaux scaphandriers du vent conifères
dons quichottes sans monture sinon la montagne
clairons droits foudroyant le ciel conifères flammes
pétrifiées vertes brûlantes gelées de feu conifères
arêtes de poissons verticaux dévorés par l'oiseau [...]
J'ai cogné mon front contre la brume…
J'ai cogné mon front contre la brume
où les oiseaux mêmes ne peuvent plus
supporter l'exil
où nul ne se regarde plus en face
de peur de ne point retrouver
son existence habituelle
Les nouveau-nés d'hier
les noyés dans l'âge vert
se tordent cris de rouille
dans les portes de la guerre
FRAGILE JOURNÉE DE MICA
extrait 4
pour les enfants délivrés de leurs mères
les autels croassant immobiles avec des menaces
tombales des chèvrefeuilles et les pensées
longtemps entretenues par des mains pieuses
parmi les pierres
…
ENFANT-JAGUAR
sommeil du petit jaguar
dans l'enfant qui s'est endormi là
à même le sol
affalé jambes écartées
sa main droite
entre le pouce et les quatre doigts
mollement au pied droit se tient
tandis que la gauche
l'avant-bras le coude
accueillent la tête
très ronde aux yeux clos
la jambe gauche forme
l'autre versant du vase
minuscule
dont l'argile à peine cuite
fragile craquelée
réapparaît
après 30 siècles
à la surface de la terre
à la margelle du puits
sur l'eau noire du temps
vasque desséchée
se penche le dieu soleil
En dépit du gypse des matins…
En dépit du gypse des matins
en dépit des fleurs de neige
qui fascinent le mauve intérieur
le remords du luxe aboli
me torture de griffes rouges
Les torts qui s'assoient dans mon cou
on mis ma tête à prix
et je suis enchaîné par toi
à des murs de vinaigre et de pus
maintenant que seul
je me regarde de profil
dans le granit du printemps noir
…
Un tigre a mille courtisanes
extrait 2
Filles de laine filles de lit
de lys de lit
Tout lie des corps rêches
aux pêches de luxure dans le cou
zébré des veines
Hommes à sabots de fauves —
ce qu’il reste de la sieste
troncs de dattiers —
cachés pour les repas de fourrure
cachés pour dormir dans les plumes
Cœur de chair de poules