Accompagnée par Nemo Vachez
Rencontre animée par Mélanie Leblanc
Qu'elle publie de la poésie, des romans ou des pamphlets, Perrine le Querrec écrit par chocs successifs, fait parler les silences, travaille l'espace de la page, entraînant ses lecteurs dans des univers d'une grande singularité.
Elle propose ce soir une lecture musicale portant sur des extraits de deux recueils publiés en ce début d'année. Dans Warglyphes, l'écrivaine tente de décoder le langage de la guerre. Elle analyse sa grammaire, scrute ses manifestations, inventorie ses formes, parcourt son atlas. Tout autre programme avec La fille du chien : « le chien pour guide, quitter la ville. Apprendre une vie lente, foisonnante. Chaque jour en inventer la langue. »
À lire
Perrine le Querrec, Warglyphes, éditions Bruno Doucey, 2023 La fille du chien, éditions Les lisières, 2023.
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L’interrogatoire
T’es où ?
Avec qui ?
Tu fais quoi ?
Tu rentres quand ?
Chaque question. T’es où ? Tu rentres quand ?
Attaque à ma liberté. Où tu étais ? Avec qui ?
J’ai été tellement battue. Tu fais quoi ? Avec qui ?
Je me suis tellement battue. Avec qui ? Et pourquoi ?
Pour la conquérir ma liberté. Qui ? Quoi ? Où ?
Maintenant, à la moindre question. Tu rentres quand ? t’es où ?
Tu fais quoi ?
Avec qui ?
je bloque je débloque je recule je refuse je m’enfuis
avec qui je veux où je veux quand je veux
Allez, vas-y
Vis-le, ton rêve
Crache-le à la gueule de la réalité
Ouvre les bras, ouvre la bouche, ouvre
les yeux
Tu ne te noies pas : tu respires, peut-être pour la première fois. Ou la
Dernière.
Va arracher ton rêve aux angoisses du
Quotidien, à la misère qui recouvre tout
D’une poussière irritante, grise et acide.
Le jour du jugement
Je ne bouge pas, juste les larmes
Je ne le regarde pas, juste les larmes
Le temps ne passe pas, juste les larmes
Grand débat entre les avocats, le coup de boule
devant l’école était-il intentionnel ou pas ?
Et les coups de boule sans témoins ?
les strangulations sans témoins
les représailles sans témoins
Je ne bouge pas, juste les larmes
Je ne le regarde pas, juste les larmes
Le temps ne passe pas, juste les larmes
J’ai survécu au quotidien aux menaces aux nuits, j’ai
survécu aux questions de la police Quand il vous
frappe il vous dit quoi ? J’ai survécu à ses droites
à ses beuveries, j’ai survécu à la confrontation
côte à côte il faut que je parle et lui il frotte ses
mains, j’ai survécu à la lenteur de la procédure à
l’aménagement de sa peine
J’ai aménagé
Mes peines mes peur mes culpabilités
Je suis ailleurs, juste les larmes
Pour éclairer sa nuit…
Pour éclairer sa nuit
il fixe
Sur son chapeau une couronne de bougies
Sous l’auréole de flammes
le peintre miraculeux
Réduit en cendres la stabilité
Chaque surface plane, un feu de joie
Un bûcher qui s’enflamme de sa puissance
Sur lui-même le paysage
Sur elle-même la raison
Sur soi-même enroulé
Quelle est cette nature qui jamais ne repose ?
Chaque œuvre, une tempête
un incendie
Sol et ciel
Troncs et hommes
Horizon et verticales
Fleurs et fuites
Cet incessant tumulte
Cet incessant bruissement
Ce qui rampe jaillit exprime fleurit folie
La semi-liberté soulignée de rouge, de noir
le cerne
Enfonce son dard de feu
Journal de résidence : 23 janvier 2018. Mot après mot elles se sont redressées. Leur courage, leur joie de vivre, leur force, c’est cela qui a mené l’écriture ; notre besoin commun de briser le silence et l’indifférence autour des violences faites aux femmes, violences conjugales, sexuelles, psychologiques, violences humaines, violences de la société, la violence ses nombreux visages, c’est cela que vous allez lire.
Elle entend. Jeanne. C'est Jeanne L'Étang. Elle arrive. Des feuilles humides. De la terre. La forêt. De l'air. Un cri. Celui de Jeanne L'Étang, née un jour d'octobre 1856. Pluie de feuilles, pluie de sang, pluie de cris. On la prend. On la débarrasse des feuilles. On la serre contre la bouche. "Jeanne ! Ma Jeanne !" On la mouille de sang et de salive. On la nettoie. A coups de langue, entre "Jeanne !" et "Jeanne !" Lever les petits bras, nettoyer, là aussi, plis du cou, jambes cerceaux, poings virgules, cheveux noirs. Les yeux, longuement. Jeanne s'envole au bout de deux bras, plonge sous la robe, rencontre la peau. appliquée. Transférée. Jeanne L'Étang a chaud. Elle s'endort contre Dora, Dora sa mère. Un sein au-dessus de ses cheveux noirs. On est à l'abri ici. Il fait chaud. (p.7)
Autour de la table tombale, cinq silences
Celui du père, tout en mots de labeur et de sécheresse
Celui de l'aînée, désordonné, débordant, qui voudrait s'échapper
Celui de la cadette, saillant, rebelle, indicible
Celui du benjamin, reclus, terré derrière la pudeur du cri
Celui de la mère, retranchement et travaux forcés, un silence de haine que nul n'écoute jamais
Il sont tous un air de famille, un air de désastre
Trois fois par jour, ils meurent de faim
Allez, vas-y
Vis-le, ton rêve
Crache-le à la gueule de la réalité
Ouvre les bras, ouvre la bouche, ouvre
les yeux
Tu ne te noies pas : tu respires, peut-être pour la première fois. Ou la
Dernière.
Va arracher ton rêve aux angoisses du
Quotidien, à la misère qui recouvre tout
D’une poussière irritante, grise et acide.
Horloge à l’envers horloge à l’endroit horloge sans aiguille horloge arrêtée horloge à quartz horloge à cristaux horloge mécanique horloge ancienne horloge à l’heure horloge moderne horloge cassée horloge emballée réveil matin réveil soir réveil jamais horloge trotteuse carillons tocante montre à gousset verre de montre bracelet horloge digitale comtoise horloge à pendule horloge design horloge murale chandelles sablier cloche cadran solaire clepsydre chandelle pendule de cheminée horloge atomique montre-bracelet horloge ancienne horloge muette mesurer se lever se réveiller dormir mourir crever patienter en retard en avance jamais à l’heure oublier le lapin.
Des corps comme des battants de cloche
d’avant en arrière
Ils cognent en haut des campaniles
aux murailles du ciel
s’époumonent assourdissent de leurs ondes délétères
la vie qui fourmille et fouaille la terre
Des corps suspendus sous des coupes d’acier
aveuglés de lumière de nuages et d’orages
ravagés de lumière de nuages et d’orages
Ils clament leur innocence en un chant douloureux
percent les rêves des amants bienheureux
hantent les consciences des éminences grises
La ville silencieuse cadenasse ses oreilles
Qu’on démonte les cloches, qu’on fonde leur acier
dans le feu des sorcières et des illuminés