Accompagnée par Nemo Vachez
Rencontre animée par Mélanie Leblanc
Qu'elle publie de la poésie, des romans ou des pamphlets, Perrine le Querrec écrit par chocs successifs, fait parler les silences, travaille l'espace de la page, entraînant ses lecteurs dans des univers d'une grande singularité.
Elle propose ce soir une lecture musicale portant sur des extraits de deux recueils publiés en ce début d'année. Dans Warglyphes, l'écrivaine tente de décoder le langage de la guerre. Elle analyse sa grammaire, scrute ses manifestations, inventorie ses formes, parcourt son atlas. Tout autre programme avec La fille du chien : « le chien pour guide, quitter la ville. Apprendre une vie lente, foisonnante. Chaque jour en inventer la langue. »
À lire
Perrine le Querrec, Warglyphes, éditions Bruno Doucey, 2023 La fille du chien, éditions Les lisières, 2023.
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Autour de la table tombale, cinq silences
Celui du père, tout en mots de labeur et de sécheresse
Celui de l'aînée, désordonné, débordant, qui voudrait s'échapper
Celui de la cadette, saillant, rebelle, indicible
Celui du benjamin, reclus, terré derrière la pudeur du cri
Celui de la mère, retranchement et travaux forcés, un silence de haine que nul n'écoute jamais
Il sont tous un air de famille, un air de désastre
Trois fois par jour, ils meurent de faim
Le jour du jugement
Je ne bouge pas, juste les larmes
Je ne le regarde pas, juste les larmes
Le temps ne passe pas, juste les larmes
Grand débat entre les avocats, le coup de boule
devant l’école était-il intentionnel ou pas ?
Et les coups de boule sans témoins ?
les strangulations sans témoins
les représailles sans témoins
Je ne bouge pas, juste les larmes
Je ne le regarde pas, juste les larmes
Le temps ne passe pas, juste les larmes
J’ai survécu au quotidien aux menaces aux nuits, j’ai
survécu aux questions de la police Quand il vous
frappe il vous dit quoi ? J’ai survécu à ses droites
à ses beuveries, j’ai survécu à la confrontation
côte à côte il faut que je parle et lui il frotte ses
mains, j’ai survécu à la lenteur de la procédure à
l’aménagement de sa peine
J’ai aménagé
Mes peines mes peur mes culpabilités
Je suis ailleurs, juste les larmes
L’interrogatoire
T’es où ?
Avec qui ?
Tu fais quoi ?
Tu rentres quand ?
Chaque question. T’es où ? Tu rentres quand ?
Attaque à ma liberté. Où tu étais ? Avec qui ?
J’ai été tellement battue. Tu fais quoi ? Avec qui ?
Je me suis tellement battue. Avec qui ? Et pourquoi ?
Pour la conquérir ma liberté. Qui ? Quoi ? Où ?
Maintenant, à la moindre question. Tu rentres quand ? t’es où ?
Tu fais quoi ?
Avec qui ?
je bloque je débloque je recule je refuse je m’enfuis
avec qui je veux où je veux quand je veux
Allez, vas-y
Vis-le, ton rêve
Crache-le à la gueule de la réalité
Ouvre les bras, ouvre la bouche, ouvre
les yeux
Tu ne te noies pas : tu respires, peut-être pour la première fois. Ou la
Dernière.
Va arracher ton rêve aux angoisses du
Quotidien, à la misère qui recouvre tout
D’une poussière irritante, grise et acide.
Pour éclairer sa nuit…
Pour éclairer sa nuit
il fixe
Sur son chapeau une couronne de bougies
Sous l’auréole de flammes
le peintre miraculeux
Réduit en cendres la stabilité
Chaque surface plane, un feu de joie
Un bûcher qui s’enflamme de sa puissance
Sur lui-même le paysage
Sur elle-même la raison
Sur soi-même enroulé
Quelle est cette nature qui jamais ne repose ?
Chaque œuvre, une tempête
un incendie
Sol et ciel
Troncs et hommes
Horizon et verticales
Fleurs et fuites
Cet incessant tumulte
Cet incessant bruissement
Ce qui rampe jaillit exprime fleurit folie
La semi-liberté soulignée de rouge, de noir
le cerne
Enfonce son dard de feu
Il est sur mon corps, il pousse et geint et frappe et crie et bave. Il est sur mon ventre, mon visage, mes seins, mes cuisses. Il perce, saigne, jure, force. Ses coups résonnent dans mes os; je pensais en avoir terminé avec lui, avec eux, je pensais m'enfoncer dans le néant et l'oubli, je pensais m'échapper. Mais il est là, sur moi, à me chevaucher.
Couteau, poinçon, gouge, il m'écorche, me pèle, me fend, me taille.
Journal de résidence : 23 janvier 2018. Mot après mot elles se sont redressées. Leur courage, leur joie de vivre, leur force, c’est cela qui a mené l’écriture ; notre besoin commun de briser le silence et l’indifférence autour des violences faites aux femmes, violences conjugales, sexuelles, psychologiques, violences humaines, violences de la société, la violence ses nombreux visages, c’est cela que vous allez lire.
Joséphine ne souhaite voir personne. Refuse les contacts. Refuse les échanges. Comme autrefois dans le Nord. Alexandre l’humilié cherche un peu de réconfort. Parfois une femme, une peau douceur, des caresses silencieuses.
Car Alexandre et Joséphine
Taciturnes, silencieux, étranges, solitaires
Estrangers
Ce n’est pas un père, juste une forme de violence
Ce n’est pas une mère, juste une forme d’indifférence
Ce n’est pas une famille, juste une forme de récit
Ce n’est pas eux, juste une forme de silence
Juste une forme d’humanité
Une longue cohabitation avec l’inhabitable
C'est un étang de miraculeux silence
C'est la porte des condamnés à mort
C'est l'épitaphe du tombeau
C'est l'endroit où vivre, l'envers où mourir
"elle entend très distinctement la chute
interminable
de chaque feuille
(...)
la nature reprend des forces
la mesure des choses
n'est plus l'homme - le garçon
mais la fille du chien
la terre qui porte
leur chemin
la pensée c'est le bras
c'est la main qui avance
la jambe qui plie
la pensée c'est le chien
le poumon qui se gonfle
l'aorte qui bat
(...)
elle se gardait bien et depuis
longtemps de donner des réponses
plutôt ouvrir un livre et chercher
la poésie
sans savoir que la nature allait dévorer
son esprit lambeau après lambeau
les animaux déchiquettent sans poser
d'autres questions que celles
de la survie
(...)
épitaphe
"on te l'avait bien dit"
trop tard pour mourir jeune
(...)
Un corps est lourd lorsqu'il tombe
d'eau salée et de sang
pierres sèches dans le ventre
(...)
l'alternative consiste à fuir
ou empiler des mots
(...)
la compagnie des formes
Illisibles
(...)
elle plisse des yeux plisse le paysage
le vent le ciel moutonne magnétique
elle virevolte les talons
percent des vides aucune route
n'est fiable finalement
(...)
aucune main ne se tend pour vite
la ramener sur le bon chemin
la terre la détrousse
tant pis pour l'éboulement
(...)
il y aurait mille façons ici
de se suicider disent les longues branches
dit la falaise
dit la bête embusquée
disent-ils et dit-elle
(...)
effroyable silence
la fille s'est dégagée de la langue
(...)
puis ce point de rupture
plus rien n'avait de sens
elle qui parlait souvent
avec de vastes gestes
d'air de lumière de chair
rétrécit le mot
jusqu'à la trace
seul os
maigre
du dialogue
(...)
comme toujours en dedans
on écoute les contours
jamais l'intérieur
(...)
à ses rêves
l'endroit où il n'est plus possible
de se ressembler
(...)
de mémoire qu'elle s'autorise
ici les deuils se délient
chutent dans les crevasses
(...)
que fait-elle au juste?elle chasse
les mots dans l'épais
(...)
tout serait ainsi possible
loin
que fait-elle au juste?
elle épaule l'horizon
les becs frappent les troncs
de dépouillement en dépouillement le bleu
(...)
qui modèle qui?
(...)
ce qui compte surtout
c'est de ramasser des brindilles
que le feu ne s'éteigne pas
(...)
déclaration de chasse
la guerre contre l'animal
est ouverte
fille et chien rasent les talus
il y aura des victimes
dans les deux camps
(...)
chacun reçoit sa part de mort
(...)
c'est méconnaître l'événement d'un bourgeon
d'une visite
le miracle d'un mot
que de lui demander si souvent des nouvelles
de l'ennui
(...)
vibrations tremblements
les ténèbres deviennent
dans le noir magnésium
des fentes de lumière"