Conférence de Peter Zumthor le 19 mai 2011 au Centre Pompidou.
P 33 – pourquoi les architectures récentes montrent-elles si peu de confiance dans les choses essentielles propres à l’architecture : le matériau, a construction, les charges et les appuis, la terre et le ciel ; et aussi dans des espaces qui puissent être de véritables espaces où tout soit objet de soins : l’enveloppe qui les délimite et la matérialité qui les constituent en tant qu’espaces, leur forme en creux, le vide, la lumière, l’air, l’odeur, l’aptitude à l’accueil et à la résonance ?
P 65 – enseigner l’architecture, apprendre l’architecture.
Nous avons tous fait l’expérience de l’architecture avant de connaitre le mot lui-même. Les racines de notre compréhension de l’architecture plongent très loin dans nos expériences passées : notre chambre, notre maison, notre rue, notre village, notre ville, notre campagne, que nous avons perçus inconsciemment dès le plus jeune âge et plus tard comparés à d’autres paysages, d’autres villes et d’autres maisons qui sont venus s’y ajouter. Les racines de notre compréhension de l’architecture (…) se trouvent dans notre biographie.
P 33 – je vois des bâtiments conçus à grands et avec la volonté d’afficher une forme particulière, et cela me contrarie. L’architecte qui en est l’auteur n’est pas là, mais il me parle sans arrête par chaque détail et ce qu’il me dit est toujours pareil et cesse rapidement de m’intéresser. Une bonne architecture doit accueillir l’être humain, le laisser vivre et habiter et ne pas lui faire du baratin.
Il semble que nous nous habituons à vivre dans des contradictions et nous pouvons même donner à cela plusieurs raisons : les traditions se perdent, il n’y a plus d’identités culturelles fortes. L’économie et la politique développent une dynamique que personne ne paraît vraiment comprendre ni maîtriser. Tout se mélange et la communication de masse produit un monde artificiel de signes. C’est l’arbitraire qui règne. (…)
Je suis convaincu pourtant qu’il existe encore des choses authentiques, aussi menacées soient-elles.
Il y a la terre et l’eau, la lumière du soleil, le paysage et la végétation. (…)
L’objet que nous percevons ne cherche pas à s’imposer par un message, il est simplement là. Notre perception se fait tranquille, libre de toute prévention et de toute volonté d’accaparement. Elle se situe au-delà des signes et symboles. Elle est ouverte et vide. (…)
Les tableaux d’Edward Hopper semblent nous dire que les choses ordinaires de la vie quotidienne sont habitées par une force particulière. Il faut seulement, les regarder assez longtemps pour les voir.
P 86 – j’aime disposer les structures internes de mes bâtiments en séquences spatiales qui nous conduisent et nous emmènent, mais nous laissent aussi aller et nous séduisent. L’architecture comme art de l’espace et du temps entre sérénité et séduction.
Je m’efforce de montrer avec soin la tension entre intérieur et extérieur, espace public et intimité, j’accorde une attention particulière aux seuils, aux passages, aux limites.
En jouant avec l’échelle et la taille des choses, je désire créer des paliers d’intimité, des degrés de proximité et de distance, et j’aime placer les matériaux, leurs surfaces et leurs arêtes, brillantes ou mates, à la lumière du soleil, faire naitre mystérieusement des masses profondes et des dégradés d’ombre et d’obscurité afin de faire ressortir la magie de la lumière que les choses. Jusqu’à une harmonie parfaite.
P 30 – le noyau dur de la beauté.
Le noyau dur de la beauté, c’est de la substance concentrée. Mais où se trouvent les champs de force de l’architecture qui font justement sa substance, par-delà la superficialité et l’arbitraire du quelconque ?
Dans ses « leçons américaines »,, Italo Calvino parle du poète italien Giacomo Leopardi, qui situait la beauté d’une œuvre d’art (littéraire en l’occurrence) dans ce qui est vague, ouvert, indéfini, et fait de la forme le réceptacle possible d’une multiplicité de sens.
L’idée de Leopardi nous parait d’abord évidente. Les choses, les œuvres d’art qui nous touchent ont des strates multiples, des niveaux de signification en nombre peut-être infini, qui se superposent, se croisent et se transforment. Mais comment l’œuvre que l’architecte doit créer peut-elle atteindre cette profondeur et cette épaisseur ? Peut-on projeter le vague, l’ouvert ? N’y a-t-il pas là une contradiction avec l’exigence de précision que parait impliquer la conception de Williams ?
Se fondant sur un texte de Leopardi invitant à une quête du vague, Calvino arrive à une réponse surprenante. Il constate que dans ses textes, cet amateur d’indéfini s’attache avec exactitude et fidélité aux choses qu’il décrit et qu’il veut faire surgir par la description et conclut : « vola donc ce qu’exige de nous Leopardi pour nous faire gouter la beauté de l’indéterminé et du vague ! Pour accéder à ce désir de vague, il faut une attention extrêmement soutenue, une précision tatillonne dans la composition de chaque image, dans la minutieuse définition des détails, dans le choix des objets, de l’éclairage, de l’atmosphère. » Calvino conclut par ce paradoxe apparent : « le poète du vague ne peut être qu’un poète de la précision. » Les propos de Calvino m’intéressent non pas parce qu’ils m’invitent au patient travail du détail et à la précision, ce que nous connaissons tous, mais parce qu’ils nous rappellent que la diversité et la richesse s’expriment à partir des choses elle-même si nous savons précisément les reconnaitre et leur rendre justice.
Rapporté à l’architecture, cela signifie pour moi : puiser la force et la diversité dans l’exercice constructif lui-même, dans les choses qui le constituent et le conditionnent.
P 10 – une vision des choses.
Dans mon travail, j’essaie de faire un usage similaire des matériaux. Je crois que, dans le contexte de l’objet architectural, les matériaux peuvent revêtir des qualités poétiques. Mais il faut pour cela créer, au sein de l’objet lui-même, un certain rapport de forme et de signification, parce que les matériaux ne sont pas intrinsèquement poétiques.
Le sens qu’il s’agit d’instituer au cœur de la matérialité se situe au-delà des règles de composition, et de même la tactilité, l’odeur et l’expression acoustique des matériaux ne sont que des éléments de la langue dans laquelle nous devons parler. Le sens apparait lorsqu’on réussit à produire dans l’objet architectural de significations propres pour certains matériaux de construction qui ne deviennent perceptibles de cette manière que dans cet objet.
Lorsque nous tendons à ce but, nous devons constamment nous demander ce que peut signifier un matériau donné dans un contexte architectural donné. Des réponses justes à cette question peuvent laisser apparaitre sous un jour nouveau aussi bien la manière dont ce matériau est utilisé habituellement que ses qualités sensuelles et sa capacité à produire du sens. Parvenu au but, nous pouvons donner résonance et rayonnement aux matériaux.
p 11 – la construction est l’art de former à partir de nombreux éléments un tout cohérent. Les bâtiments sont des témoins de l’aptitude de l’être humain à construire des choses concrètes. L’acte de construire représente pour moi le cœur même de tout travail architectural. Là où des matériaux concrets sont assemblés et édifiés, l’architecture imaginée devient une part du monde réel.
J’éprouve du respect pour l’art de l’assemblage, l’habilité du constructeur, de l’artisan et de l’ingénieur. Les connaissances des hommes sur la production des objets que suppose leur savoir-faire m’impressionnent. Je m’efforce donc de concevoir des bâtiments qui rendent justice et qui accordent de la valeur aux enjeux de ces savoir-faire. A la vue d’un objet bien façonné, dans lequel on croit ressentir le soin et l’art de celui qui l’a créé, on a coutume de dire : il y a beaucoup de travail là-dedans. L’idée que notre travail est véritablement au cœur des choses que nous avons réussi à créer nous pousse aux limites de la réflexion sur la valeur d’une œuvre. Notre travail est-il vraiment au cœur des choses ? Je suis parfois tenté de le croire lorsqu’une œuvre construite me touche autant qu’une musique, une œuvre littéraire ou un tableau.
Dans ses « leçons américaines », Italo Calvino parle du poète italien Giacomo Leopardi, qui situait la beauté de l’œuvre d’art (littéraire en l’occurrence) dans ce qui est vague, ouvert, indéfini, et fait de la forme le réceptacle possible d’une multiplicité des sens.
L’idée de Leopardi nous paraît évidente. Les choses, les œuvres d’art qui nous touchent ont des strates multiples, des niveaux de signification en nombre peut-être infini, qui se superposent, se croisent et se transforment. (…) Peut-on projeter le vague, l’ouvert ? N’y a-t-il pas là une contradiction avec l’exigence de précision que paraît impliqué la conception de Williams (William Carlos Williams) ? (…) Calvino conclut par ce paradoxe apparent : « Le poète du vague ne peut-être qu’un poète de la précision ». Les propos de Calvino m’intéressent non pas parce qu’ils invitent au patient travail du détail et à la précision, ce que nous connaissons tous, mais parce qu’ils nous rappellent que la diversité et la richesse s’expriment à partir des choses elles-mêmes si nous savons précisément les reconnaître et leur rendre justice.
Je veille à ce que les matériaux s’harmonisent entre eux, je m’efforce de les faire chanter. (…)
(…) L’architecture comme art de l’espace et du temps entre sérénité et séduction.
Je m’efforce de montrer avec soin la tension entre intérieur et extérieur, espace public et intimité, j’accorde une attention particulière aux seuils, aux passages et aux limites.
En jouant avec l’échelle et la taille des choses, je désire créer des paliers d’intimité, des degrés de proximité et distance, et j’aime placer les matériaux, leurs surfaces et leurs arrêtes, brillantes et mates, à la lumière du soleil, faire naître mystérieusement des masses profondes et dégradés d’ombre et d’obscurité afin de faire ressortir la magie de la lumière sur les choses. Jusqu’à une harmonie parfaite.