Philippe Auclair

La vie d'Éric Cantona a été courte. En tant que footballeur professionnel, il est né le 5 novembre 1983 à Auxerre et il est mort le 11 mai 1997 à Old Trafford. Moins de 14 ans - une parenthèse dans une parenthèse dans l'éternité. Il a continué sa vie, est devenu acteur, a permis à la France de devenir championne du monde de beach soccer, a divorcé d'Isabelle, s'est remarié, est peut-être en passe de revenir en tant qu'entraîneur. Ce n'est pas une histoire triste ; du moins j'espère que l'histoire que j'ai racontée n'est pas triste. Il a réussi beaucoup de choses, a quelquefois échoué. Il a fait des erreurs, mais il est resté fidèle à ses demi-vérités quand d'autres se contentent de mentir. Et mentir, il ne l'a jamais fait. Il a été naïf, imparfait, arrogant, égoïste, violent, égocentrique. Mais il a été aussi le plus généreux des hommes, car ce qu'il a donné, il l'a donné pour le plaisir de donner. Il a enrichi la vie de millions de gens, il a nourri leurs rêves et, parfois, les a réalisés. Alors que je m'apprête à lui dire au revoir, voici l'image d'Éric que je souhaite conserver : Cantona le faiseur de beauté, l'éternel enfant condamné à vieillir, qui le sait et préfère adresser un bras d'honneur au destin. Je trace mon chemin seul, dit-il, et vous tous qui ne m'en croyez pas capable, allez vous faire foutre. C'est pathétique, c'est admirable, c'est Éric Cantona.

Un autre homme eut les "couilles" de tenir bon : Franz Beckenbauer, que Cantona admirait pour sa "droiture allemande" et son refus de participer à ce qu'Éric appelait le "dilettantisme méridional" - en interdisant le vestiaire aux éléments venus de l'extérieur, par exemple, ce qui exaspérait les journalistes locaux, qui bénéficiaient de passe-droits depuis la nuits des temps. Il est rare qu'un entraîneur ayant remporté la Coupe du monde écoute les conseils d'un chanteur raté. Aussi lorsque Tapie, vers la fin de l'année, tenta une causerie de mi-temps avec les joueurs, le Kaiser lui rappela poliment qui était en charge de l'équipe. Sous le regard admiratif d'Olmeta, il dit : "C'est moi le patron." Il ne le resta pas longtemps. Beaucoup de gens pensent que le sort de Beckenbauer fut scellé à l'instant même où il osa remettre Tapie à sa place.

Il est temps de ramener, une fois de plus, Guy Roux dans la vie d'Éric.
"La mère de Canto m'a téléphoné le jour de son procès en appel. En trente ans, personne n'avait jamais interrompu une de mes séances d'entraînement. Mais elle était morte d'inquiétude. Éric lui avait dit que, si le juge confirmait le verdict initial, il lui casserait la gueule ! Oh, là, là... Je lui ai répondu : je ne suis pas Dieu le père. Mais... Je connaissais Béatrice Main, ancien sous-préfet de Château-Chinon et chef de cabinet du président Mitterrand à l'époque. Quatorze avant, j'avais accepté de faire une photo de l'équipe aux côtés de Mitterrand pendant qu'il faisait campagne pour la présidentielle. Il avait toujours eu un faible pour Auxerre et m'avait même dit, une fois : "Si un jour vous avez un problème, appelez Béatrice et on verra ce qu'on peut faire." Je lui ai donc expliqué que je n'avais encore jamais dérangé le président - je n'allais quand même pas demander son aide pour un PV ! - mais qu'on était confrontés à une situation grave : Cantona faisait face aux juges. Sa réaction a été prévisible : "On ne va pas donner de leçons aux Anglais, eux qui ont inventé l'indépendance de la justice !" Bien sûr, lui ai-je répondu, mais j'ai pensé à une solution. Si le président envoyait un télégramme à la reine pour dire : "Si Cantona va en prison, cela va ternir sérieusement les relations entre la jeunesse française et la jeunesse anglaise", peut-être que ça pourrait être utile... Elle m'a répondu : "Vous êtes complètement dingue. Je le savais.
- Vous pourriez lui transmettre quand même ?"
C'était un mercredi, jour du Conseil des ministres à l'Élysée. Elle m'a dit qu'elle me rappellerait dans l'après-midi. Et elle m'a rappelé à 15 heures : "Il n'y a que les fous qui réussissent en ce bas monde. Le président a demandé à un haut fonctionnaire d'envoyer un télégramme au Home Office." À 15 heures, Cantona voyait sa peine commuée et retournait chez lui.

Parfois, le sport peut avoir des effets aussi profonds et bouleversants que la peinture ou la musique chez ceux qui assistent à l'acte créateur. Mais nul sportif n'est un artiste, quand bien même il aimerait être considéré comme tel. Je suis convaincu que les coups de folie de Cantona, son refus de s'enraciner, son instabilité chronique, une fois distillés, sont des expressions de sa colère face aux limites de son talent, de sa prise de conscience, que, aussi grandioses que puissent être ses exploits sur le terrain, il n'était jamais devenu le créateur de génie tourmenté, incompris, qu'il aurait aimé être dans ses rêves naïfs.

Les journalistes avaient afflué de toute l'Europe pour couvrir l'événement, qui n'était pas le choc entre deux équipes du haut du classement [...], mais bien le retour de Cantona. Faute de nouveaux documents à diffuser, BBC Radio 5 Live retransmit une interview de "Dieu", longue d'une heure et enregistrée un an auparavant. "Dieu revenait parmi ses disciples", écrivit David Lacey dans le Guardian (en ajoutant, perspicace, que le vrai test aurait lieu à Chelsea trois semaines plus tard, où Cantona serait "le diable incarné") et les caméras étaient là en masse pour assister à cette résurrection

Parmi le public figurait l'actrice Sabine Azéma, qu'Éric avait rencontrée sur le tournage du "Bonheur est dans le pré". Elle n'avait encore jamais assisté à un match de football. "À l'approche du stade, racontera-t-elle, on se serait cru à Lourdes, sauf que là, ce n'était pas des images de Bernadette Soubirous, mais de Cantona, qu'on arborait partout. Plus on approchait, plus les gens hurlaient, poing en l'air. Pour moi qui suis la reine des trouillardes, c'était l'enfer ! J'ai commencé à paniquer, à pleurer... [...] mais je suis incapable de me rappeler qui a gagné ce jour-là !"

Personne ne nie que des injections aient été régulièrement administrées aux joueurs de l'OM sous l'ère Tapie. Mais des injections de quoi ? Des "vitamines", comme l'affirmait le staff médical du club ? Des substances dopantes ? Dans l'esprit de Cantona, à l'évidence, il s'agissait de dopage. Les "révélations" tardives de Jean-Jacques Eydelie vinrent accréditer une opinion que presque tout le monde, dans le football français - joueurs, entraîneurs (Arsène Wenger, par exemple), journalistes et supporters -, partageait avec Éric.

La tenue d'Éric pour ce sacre bien particulier étonna son coaccusé Paul Ince (qui ne fut pas poursuivi pour agression). "On s'est donc réveillés le matin, se rappelait-il, et j'ai mis mon costume - la classe, quoi. J'ai frappé à la porte d'Éric et je l'ai vu debout en veste [sur le revers de laquelle il avait épinglé une petite réplique de la statue de la Liberté], chemise blanche, avec un col long comme ça, et pas boutonnée, pour qu'on voie son torse. "Tu peux pas y aller comme ça, Éric !" Il m'a répondu : "Je suis Cantona, je peux y aller comme je veux." Et il est allé au tribunal et il a pris quatorze jours de prison. Je me suis dit : "Oh, mon Dieu ! C'est sans doute dû à la chemise. C'est forcément dû à la chemise, Éric !""

"Il a pris le ballon, l'a jeté sur l'arbitre et est reparti au vestiaire sans jeter un regard en arrière."
L'arbitre, un certain M. Blouet, parut un peu ridicule lorsqu'il brandit un carton rouge vers le joueur qui s'en allait, droit comme un i dans son short noir.

Un ami m'a récemment parlé d'une phrase qu'il avait lue dans un journal inédit du romancier B. S. Johnson : "Ce n'est pas tant que je sois à fleur de peau ; je n'ai pas de peau du tout." Cet aveu pourrait très bien convenir à Cantona, le footballeur artiste.