Je ne sais pas ce que tu es devenue jeune fille, mais tu as sans doute saisi bien avant moi ce que vivre veut dire.
Assis sur le trône de mon palais des vents, qui a fini par s’effondrer sur lui-même, j’ai survolé l’existence en ignorant ses nécessités, refusant de monter sur le ring d’une réalité qui pourtant revient toujours, comme on le sait, vous taper sur l’épaule. Portes dérobées, illusions, esquives, contournements. Un prince de l’antimatière. Une place désertée, jonchée des débris d’une fête qui n’a jamais eu lieu. Drapé d’un orgueil faisandé, j’ai porté beau, mais comme l’une de ces demeures vénitiennes à fleur d’eau toujours prêtes à sombrer.
Je ne vaux donc pas mieux que quiconque. Et il est probable que je finisse sans même atteindre les derniers flamboiements d’Eddie Barclay dans sa robe de chambre de soie jaune, reclus en majesté dans son appartement de l’avenue de Friedland. Je me vois plutôt vieillard efflanqué et malodorant aux joues couleur de craie, trainant les pieds dans un réduit douteux, dont la disparition soulagera tout le monde.
Ce recueil, s’il parvient à une existence publique, me causera probablement quelques sévères inimitiés. Elle seront dans doute méritées mais je réclame l’indulgence. Cette discutable galerie de portraits féminins est tout ce que j’ai trouvé pour tenter de distraire un tenace sentiment d’insignifiance.
Bien que les prénoms aient été modifiés, je n’ai aucun doute sur le fait que les protagonistes se reconnaissent instantanément et je renouvelle à leur intention ma prière de mansuétude.
On percevra ici et là, au long de ce petit parcours, l’écho d’une forme de stupeur dans laquelle certaines réactions ou décisions féminines plongent les personnes de mon sexe. On croit être dans l’intelligence du moment, saisir la situation, anticiper. Mais bien souvent, non. On ne voit rien venir. Surprise. Incompréhension. Maladresse.
À la longue, quelques règles semblent émerger. Quelques règles, peut-être, mais pas de code.
Puissent les éventuelles lectrices trouver dans les pages qui suivent l’occasion d’un sourire compréhensif.
Elle se fige, attendant la guitare, puis, levant un main d’un mouvement gracile, se met à chanter. Alors, tout bascule. Subitement, il n’est plus question de divertissement estival, car sous les yeux d’une assistance prise au dépourvu et qu’une sorte de tension musculaire vient de cristalliser, c’est un combat à mains nues qui s’engage, celui de l’être humain aux prises avec le flot houleux de ses passions contradictoires, saisi dans le dépouillement de sa mortelle condition de créature aimante, violente, pitoyable et miraculeuse. Puis les bras de la jeune chanteuse entament une lente arabesque, le corps se met à parler lui aussi, et c’est sauvage. Corps de tempêtes et de caresses, qui se donne, se reprend, s’enflamme, entre en lutte. Une faille vient de s’ouvrir, laissant filtrer une lumière d’avant la civilisation, une révolte frémissante de désir, d’espoir, de douleur, de sexe, une pulsion primitive de vie et de mort mêlées.
Cette jeune fille vient d’imposer le silence à une assemblée de buveurs de bière en short, qui ne peut esquiver cette brutale apparition du duende. Régulièrement, les membres de la troupe et les quelques espagnols présents dans l’assistance ou parmi le personnel ponctuent des traditionnelles exclamations admiratives l’engagement total de la jeune artiste. Le barman lui-même s’est arrêté net, les deux mains sur le bord de son évier.
Un dernier claquement de talon, un dernier regard de défi, « Guadalupe ! » annonce Dolores, en désignant d’un geste la danseuse qui se retire, déclenchant une clameur immédiate. (« Guadalupe ou le surgissement du duende »)
[...] une jeune femme entame, en partant du bord de l'eau, une lente remontée en notre direction, sculpturale dans un maillot de bain une pièce noir et crème, balançant avec une nonchalance indécente qui doit mettre les adolescents du voisinage en situation délicate. Ce scandale ondulant va se poursuivre jusqu'à son terme, c'est à dire l'arrivée à notre hauteur de cette créature [...]