Citations de Philippe Jaenada (511)
Les trois garçons sont livrés à eux-mêmes du jour au lendemain. L'une de leurs tantes devient leur tuteur officiel, mais elle n'a pas plus d'influence sur eux qu'une libellule sur trois rhinocéros. Drago part de travers, hors de lui, il glisse vers les petites magouilles et les vols à l'étalage, il n'écoute plus personne, il hait son père et ne pense qu'à venger sa mère [...].
p59
Le temps d'un battement de cœur, de cils, de vie, de mort, tout s'arrête, tout continue, encore, il veut écrire, retenir cette encre qui fuit....Pourquoi ? Il sait, lui, Bic encre perdue, stylo jeté, effacé, oublié, pourtant jusqu'à l'ultime goutte il écrira, te dira, vivra pour moi - que ne suis-je stylo ! - dans un dernier sursaut, dernière transfusion, vivre ou mourir ensemble.
p478
Ce n'est pas son truc, le rôle de second, à Moréas. Pas par orgueil, ni par soif de pouvoir, simplement parce qu'il aime travailler et mener ses enquêtes à sa façon, en suivant son instinct et ses méthodes, sans devoir se plier, en pestant parfois, aux théories plus ou moins pertinentes de quelqu'un d'autre. Ça le contrarie, ça le frustre, et il a beau se dire que la notion de hierarchie est tout de même pas mal inhérente à la police, il n'arrive pas à se faire une raison, c'est contre sa nature. Quand on a le nez de travers, comme il dit ( et il sait de quoi il parle), on peut pencher la tête pour faire croire qu'il est droit, mais on en a vite marre.
p225
Elle marchait à sa gauche (en général, un quart d'heure en terrasse n'importe où suffit à s'en rendre compte, les femmes marchent à la droite des hommes - sans doute un automatisme ancestral qui date de la vie en forêt ou, au moins, de l'époque des sentiers infestés de brigands : la femme se place près du bras droit, celui qui peut protéger), car c'était le seul moyen pour elle de pouvoir espérer frôler sa main par inadvertance.
p29
Le plus difficile n'est pas de partir. Ce n'est rien, de partir, il suffit de mettre un pied devant l'autre. Le plus difficile, se dit-il, c'est de ne pas savoir quand on pourra revenir.
J'ai pris soin de disjoncter le courant (bien entendu) puis je suis monté sur une chaise avec grâce et souplesse pour aller fouiller dans les fils. Des tas de fils de toutes les couleurs entremêlés, bleu rouge jaune, des soudures et des plaquettes, que je dérangeais au hasard du bout des doigts, que j'agitais distraitement comme un médecin qui voudrait guérir son patient de la grippe en le secouant un peu par les épaules - mais je me disais : les magiciens de la vie arrangent tout sans mode d'emploi, clic, souvent même sans y penser : la bagnole n'avance plus, attends je vais jeter un coup d’œil sur le moteur, voilà ça redémarre ; Gérard ne veut pas venir ce soir, je lui passe un coup de fil, voilà il arrive ; le radiateur est cassé, je te répare ça, voilà ça chauffe. Je suis descendu serein de ma chaise - le petit bond léger du technicien de haut vol qui vient de remplir sa mission en sifflotant - pour aller remettre le courant. Non, ça ne fonctionnait pas. Étrange.
J'ai donc tapé saucisse dans la zone de recherche du dossier qui contient tous mes livres dans mon ordinateur. Mes yeux se sont écarquillés comme des soucoupes volantes [...] je n'ai pas publié un seul roman qui ne contienne pas le mot saucisse...
Je venais de fumer une cigarette entière sans m’en rendre compte, sans même me rappeler l’avoir allumée, j’avais et j’ai encore des poumons de cabillaud mort, je toussais pendant deux heures et demie le matin au réveil, je ne pouvais plus parcourir dix mètres en montée sans émettre des sifflements inquiétants : il était temps que j’arrête de fumer.
(page 119)
Mais c’est révélateur de ce que peut être un témoignage. On peut se tromper, on peut même mentir consciemment, et n’être coupable de rien, ni même motivé par de mauvaises intentions. Les raisons qui poussent à dire autre chose que la vérité sont innombrables.
Moi non plus je ne reculerai pas. Je suis de la graine qui pousse au printemps des monstres. Mais si je pousse, c’est parce que mes racines sont dans le fumier de la société dans laquelle vous aussi pataugez, M. Taron.
Elle sait que ce n'est pas elle qu'on juge, mais une Pauline qu'on a fabriquée et qui se substitue à elle sous ses yeux, sans qu'elle puisse intervenir: pour tout le monde, c'est la vraie Pauline.
Je sors du centre IRM et scanner. On ne se sent pas très à l’aise dans ces endroits. C’est moderne, clair, l’équipe est souriante, détendue, mais quand on salue d’un mot murmuré ou d’un mouvement de tête les êtres humains de tous âges assis sur les sièges d’attente, les sièges d’inquiétude, on sait qu’ils ne sont pas là pour un rhume ou une verrue plantaire. D’une minute à l’autre, drame, cancer, leur vie peut basculer (dans un puits noir, étroit).
Je n'ai jamais vraiment compris comment les vestiges s'enterraient. À Rome, à Paris, à Athènes, des archéologues creusent et découvrent des temples, des maisons, des salles de bains, dans des lieux qui n'ont jamais cessé d'être habités. À quel moment le temps recouvre tout ? À quel moment la terre monte sans que personne s'en aperçoive ?
Là encore, le juge d’instruction et les gendarmes vont tout tenter pour obtenir quelques billes à mettre dans leur sac, en ratissant soigneusement la vie privée d’Alain. La justice est malheureusement en faillite, c’est une triste certitude, mais quand elle veut, parfois, elle met la gomme et se donne à fond les ballons. Ils ont patiemment interrogé un nombre considérable de personnes, les amis d’Alain et ceux de sa femme, sa belle-famille, les habitants du village où il a passé sa jeunesse, les voisins de ses parents, et même ses lointains copains de collège ou un vieil instituteur d’école primaire, en retraite depuis bien longtemps, sans doute pour savoir si son petit élève ne manifestait pas déjà un tempérament de criminel en CE2 ou CM1. (le verdict chevrotant du vieux maître tombera comme un couperet : « Excellente conduite et bonne moralité.)
Les médecins de la Salpêtrière ne décèlent rien de particulier, lui prescrivent quelques médicaments pour la détendre ou au contraire la tonifier, et comme rien ne paraît donner de résultats satisfaisants, ils prennent, par ignorance, inconscience, incompétence ou paresse, la décision qui va changer sa vie pour toujours : ils l’adressent à leurs collègues de Henri-Rousselle, l’hôpital rattaché depuis 1941 à Sainte-Anne. Là, on a moins de scrupules, on fait moins de manières, on lui donne divers cachets, aux effets variés, en espérant que l’un ou l’autre ait un effet positif. C’est comme cela que la science avance : en essayant.
L’intime conviction, qui ne doit en théorie prendre le pas sur tout le reste, les faits, les preuves, les aveux, que par défaut, si j’ai bien compris, devient souvent – faute de moyens, de temps (pourtant, cette fois, il n’a pas manqué), de lucidité, d’impartialité – la règle, l’arme bien pratique, le glaive mou toujours à portée de main. L’intime conviction est la facilité.
(page 247)
C’est la Meuse qui passe ici. Solange devant, de temps en temps, la regarder. De toute sa vie, elle n’a jamais vu la mer, que de l’eau douce, des rivières, des fleuves, le Rhône, la Saône, la Seine, mais c’est déjà ça. Les fleuves, ce n’est pas comme les forêts, ni même les villes, ça bouge, ça avance, ça traverse l’existence, ça vient de régions vivantes et ça va vers d’autres, ça passe, comme ce qu’on vit et ce qu’on oublie, ça emporte.
(page 748)
Il y a de quoi s’interroger – soi-même dans un premier temps. Un petit garçon est mort loin de chez lui, dans des conditions manifestement épouvantables, et apparemment sans raison : quel peut être le mobile insensé s’il n’est ni sexuel ni crapuleux ?
(page 52)
Je ne pouvais plus me dérober. Sale temps. L'heure était venue de faire face, et de choisir : décortiquer la crevette grise minuscule au risque de passer pour un grand névrosé (comme quelqu'un qui enlèverait la peau des petits pois), ou la lancer d'un coup au fond de ma gorge, avec les antennes et tout ça, au risque cette fois de passer pour un monstre (celui qui avale une souris en la tenant par la queue) ou un ignare fraichement sorti de son placard (celui qui mord à belles dents dans une orange sans avoir eu l'idée de l'éplucher). J'étais en train d'osciller fiévreusement entre ignare et névrosé lorsqu'elle s'est levée pour aller chercher un cendrier dans la cuisine. Une idée m'a traversé l'esprit comme un TGV traverse un hameau de trois habitants, mais elle s'est éloignée aussi vite. Non, si elle pivotait brusquement, saisie d'un doute, et me surprenait à voler une poignée de crevettes, mon compte était bon.
Le responsable de ce fiasco, de cette injustice, de ce scandale (au moins moral), c’est Maurice Garçon, le plus grand avocat du XXe siècle. C’était sa dernière grosse affaire (il est mort en décembre 1967), et il s’est comporté comme un lâche, un fourbe. Lucien a passé sa vie en prison à cause de ce génie du barreau, à cause de sa réputation à préserver, de sa postérité à préparer. À cause de sa vanité, de sa suffisance et de sa confiance aveugle en lui-même.
(page 318)