Le Lambeau de
Philippe Lançon
J'avais publié une critique du livre de Houellebecq le week-end précédent dans Libération et le journal avait organisé pour l'occasion un dossier, comme on dit, « monté en une ».
J’y reviendrai, lecteur, et longuement je le crains, puisque la figure de Houellebecq se mélange désormais au souvenir de l'attentat : pour les autres, c'est un concours de circonstances, cocasse ou tragique ; pour ceux qui ont survécu aux tueurs, c'est une expérience intime.
Soumission sortait en effet le 7 janvier.
Dans le monde des bavards à opinion instantanée, chacun ou presque allait forcément donner son avis, puisqu'il s'agissait de Houellebecq.
Dans l'émission que j'avais vue avant de m'endormir, il avait l'air d'un vieux chien pas si gentil, abandonné sur une aire d'autoroute près d'un Flunch, ce qui me le rendait sympathique, mais il avait aussi l'air de Droopy et de Gai-Luron, le chien imaginé par Gottlieb, ce qui me le rendait drôle.
Je l'imaginais volontiers avachi dans un fauteuil, comme Gai-Luron , et disant les bras croisés sur le ventre : « Je sens comme une lourde torpeur s'abattre sur moi. » La torpeur née de n'importe quel entretien prévisible et de l'orage qu'il allait provoquer.
Ça causerait d'autant plus que Houellebecq agitait cette fois un fantasme particulièrement explosif, le fantasme de Poitiers : la peur des musulmans et l'arrivée au pouvoir des islamistes en France.
J’avais bien ri en lisant Soumission, ses scènes, ses portraits, ses provocations faussement exténuées, sa mélancolie fin de siècle et de civilisation. Qu’il ait installé un important ministre islamiste dans l'appartement de l'ancien patron de la NRF, Jean Paulhan, cet implacable jésuite grammairien, voilà qui m'avait réjoui - même si c'était un plaisir pour happy few.
Si le roman mérite d'exister, c'est parce qu'il permet d'imaginer n'importe quoi, n'importe qui, dans n'importe quelle situation, comme s'il s'agissait de ce monde et de sa propre vie.
J’avais découvert Houellebecq du temps qu'il écrivait des chroniques pleines de mauvais esprit dans un hebdomadaire culturel à la mode, des chroniques que je ne ratais presque jamais. Il y a très peu de bons chroniqueurs : les uns se soumettent aux sujets importants du moment et à la morale ambiante ; les autres, à un dandysme qui les pousse à faire les malins en écrivant à contre-courant.
Les uns sont soumis à la société ; les autres, à leur personnage. Dans les deux cas, ils cherchent à faire du style et ils fanent vite.
Le pessimisme et le sarcasme laconique de Houellebecq avait un naturel qui ne fanait pas. À cette époque, j'imagine qu'on le croyait de gauche. Il est vrai qu'on ignorait encore que la gauche continuait de courir comme un canard sans tête.
Ensuite, j'avais lu ses livres avec plaisir. Quand la dernière page était tournée, il flottait toujours dans l'air une certaine menace et un goût de plâtre, comme un nuage de poussière sur un champ de ruines, mais il y avait un sourire à l'intérieur du nuage.
Sa misogynie, son ironie réactionnaire, tout cela ne me gênait pas : un roman n'est pas un lieu de vertu.
J’avais commencé par trouver Houellebecq parfois paresseux sur le fond, jamais sur la forme, jusqu'au moment où j'avais compris, un peu tard, que le cliché (touristique, sexuel, artistique) était l'une de ses matières premières, et qu'il était essentiel pour lui de ne pas l'éviter.
J'ignore si, comme on l'a dit, il était le grand romancier, où l'un des grands romanciers, des classes moyennes occidentales. Je ne fais pas de sociologie quand je lis un roman et je n'en fais pas beaucoup plus quand je cesse d'en lire.
Je crois entièrement et exclusivement aux destins et aux caractères des personnages, comme quand j'avais dix ans. Je suivais ceux de Houellebecq comme j'aurai suivi des losers qui, dans une grande surface, rempliraient leurs caddies dans les rayons aux produits en promotion pour transformer leur butin, une fois dehors sur le parking, en signes froidement prophétiques de la misère humaine.
Comme chaque fois que j'avais travaillé sur un livre, j'étais bien décidée à éviter de lire ou d'écouter quoi que ce soit sur Soumission, ce qui n'aurait eu pour effet que de provoquer une légère nausée : supporter l'émission après Shakespeare m'avait suffi.
Je voulais d'autant plus l'éviter que je devais m'entretenir avec l'écrivain le samedi suivant. Ayant écrit la critique et organisé le dossier que Libération lui avait consacré, je n'avais d'ailleurs pas la moindre idée de ce que j'allais lui demander. Il faudrait parler d'autre chose, de tout et n'importe quoi, sauf de Soumission.
Il n'allait pas m'expliquer ce que j'aurais dû lire et je n'allais pas lui expliquer ce que j'avais cru lire. La plupart des entretiens avec des écrivains ou des artistes sont inutiles. Ils ne font que paraphraser l’œuvre qui les suscite. Ils alimentent le bruit publicitaire et social.
Par fonction, je contribuais à ce bruit. Par nature, il me dégoûtait.
J'y voyais une atteinte à l'intimité, à l'autonomie du lecteur, que ne compensaient pas les informations qu'on lui donnait. Il aurait eu besoin de silence, le lecteur, et moi, de passer à autre chose, mais je savais déjà, comme tous ceux qu'il avait lu avant publication, que Soumission ne bénéficierait d'aucun silence.
C'est peut-être ça, un moraliste célèbre : un homme qui écrit des livres qu'on ne juge que comme des preuves de son génie ou de sa culpabilité. Le phénomène n'était pas nouveau.
Avec Houellebecq, il prenait des proportions assez inquiétantes pour justifier son pessimisme et son succès.
Dans l’immédiat, ce matin du 7 janvier, la perspective de ce débat national et de cet entretien particulier me mettait simplement de mauvaise humeur.
Je m’étais couché sous le signe de Shakespeare et de Houellebecq. Je me levais sous le signe de Houellebecq et il allait falloir écrire sur Shakespeare.
Drôle de journée.
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