Guy METTAN, La Tyrannie du Bien, petit dictionnaire de la pensée incorrecte (20 ) a paru aux Éditions des Syrtes.
Le Bien est partout. Il nous poursuit de ses assiduités. Nous traque sans pitié. Projette ses métastases jusque dans les plus intimes replis de nos vies. Il gère, manage, planifie, assiste. Il légifère, confine, vaccine, condamne, bombarde, tue. D'empire, le Bien est devenu tyrannie.
Car la quête frénétique de la vertu est devenue une obsession universelle. Elle ne se limite pas aux cercles woke et aux ONG bien-pensantes. Elle est aussi pratiquée dans les salons feutrés des conseils d'administration, les bureaux open space des managers, les antichambres inclusives des ministères, les amphithéâtres aseptisés des universités et sur les réseaux sociaux qui se sont mis en tête de censurer les manifestations supposées du mal.
Cette tyrannie, il est urgent de la dénoncer. C'est ce que se propose ce guide, qui piétine avec jubilation les plates-bandes du prêt-à-penser économiquement, culturellement et politiquement correct.
Dans la veine caustique d'un
Philippe Muray, il désarme les ressorts de la softlangue, ce nouveau langage qui s'emploie à emmieller le vocabulaire et à le noyer de néologismes à consonance anglaise pour mieux répandre ses méfaits.
Il en ressort un inventaire des idées reçues qui réjouira ceux qui n'en peuvent plus des postures et des impostures, des hypocrisies et des faux-semblants engendrés par cette recherche éperdue d'un Bien qui finit par faire beaucoup de mal...
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On accuse souvent la droite, quand elle gouverne, de ne satisfaire que sa propre clientèle, restaurateurs, buralistes, entrepreneurs en général, chauffeurs de taxi et ainsi de suite ; mais il faut convenir qu'elle n'a pas le nihilisme industrieux de la gauche qui, lorsqu'elle est au pouvoir, la crée, elle, sa clientèle, l'invente, la fabrique en vidant les individus de toute possibilité d'initiative personnelle, comme on sectionne les nerfs d'un animal de laboratoire, et en les rendant ainsi absolument dépendants d'elle, jusques et y compris pour les gestes les plus simples, et cela probablement sans retour. Elle poursuit d'ailleurs son ouvrage dans l'opposition, et c'est elle qui oblige la droite stupide à s'aligner sur ses exigences.
L’Empire du Bien reprend sans trop les changer pas mal de traits de l’ancienne utopie, la bureaucratie, la délation, l’adoration de la jeunesse à en avoir la chair de poule, l’immatérialisation de toute pensée, l’effacement de l’esprit critique, le dressage obscène des masses, l’anéantissement de l’Histoire sous ses réactualisations forcées, l’appel kitsch au sentiment contre la raison, la haine du passé, l’uniformisation des modes de vie.
L’avenir de cette société est de ne plus pouvoir rien engendrer que des opposants ou bien des muets.
Dire ce qu’on pense est devenu périlleux. Même à titre farouchement privé. Tout ce qui ne peut pas être exposé publiquement sur un plateau ne devrait même pas être pensé. Dans les télé-débats, la formule-clé, pour arrêter en plein vol, pour stopper quiconque pourrait être sur le point de lâcher quelque chose de très vaguement non aligné, de très obscurément non consensuel, de très légèrement non identifié (et toute idée qui ne vient pas du collectif pour y retourner aussitôt appartient à cette catégorie), la formule-clé, donc, est la suivante :
« Ah ! oui, mais ça n’engage que vous, ce que vous dites là ! »
Vous. C’est-à-dire une seule personne. C’est-à-dire, en somme, personne.
L’Empire du Bien, ça tombe sous le sens, est d’abord l’Empire du combien.

A tout moment, les artistes d'autrefois sont susceptibles de se voir inculper pour des crimes ou des délits qui n'existaient pas de leur vivant.
Nous sommes si fiers de nos "valeurs" que nous les avons rendues rétroactives : c'est ce qui les différencie des lois ordinaires qui, comme le dit le Code Civil, "ne disposent que pour l'avenir".
C'est souvent un fils ou une fille de notable qui exerce des représailles posthumes sur son géniteur ou sa génitrice. Voir le livre de la fille de Jacques Lacan, il y a quelques mois.
Ce peut être aussi une ex-compagne : Françoise Gilot réglant ses comptes avec Picasso dans "Vivre avec Picasso". La plupart sont très colère contre le génie qui les a génités. Ils l'auraient souhaité un peu moins génial et beaucoup plus géniteur. Ils écrivent des livres pour s'en plaindre. Ils donnent des entretiens. Ça pourrait même devenir un genre littéraire. Dans le style "Ma rancoeur mise à nu".
J'ai entendu l'une des petites-filles de Picasso confesser qu'elle haïssait son grand-père ("Il a fait tellement de mal à ses proches !"), mais que, tenant de lui un assez bel héritage, elle le consacrait à aider l'enfance malheureuse. Ainsi se retrouve blanchi l'argent si mal gagné de cet odieux aïeul.
Quant à la fille unique de Céline, on lui doit cet aveu : "Je préfère être la fille de "Louis" plutôt que celle de Céline." L'ennui c'est que "Voyage au bout de la nuit", ce n'est pas "Louis" qui l'a écrit.
J'évite, la plupart du temps, d'employer le beau mot de résistance, parce que des tas de salauds en usent et en abusent jour et nuit, mais je sais aujourd'hui que la vie privée est la seule résistance catégorique, et le seul camouflet radical, que l'on puisse infliger à la société moderne du tout-à-la-webcam, et que le secret est une critique cinglante et continue de la civilisation de l'exhibitionnisme.
p. 429

Dans un autre domaine, celui de l’esthétique, l’une des dernières campagnes un peu violentes dont je parvienne encore à me souvenir, opposant des visions du monde au moins en apparence inconciliables, remonte à la petite affaire de ces colonnes plantées au Palais-Royal. Par la suite, les autres Grands Projets sont tous passés comme lettres à la poste. Plus d’affrontements, plus de condamnations. Neutralité bienveillante. Qui oserait encore, de nos jours, se payer le ridicule d’une colère ? D’une sanction même en paroles ? Juger, c’est consentir à être jugé. Et qui l’accepterait désormais ?
À la fin, c’est le Consensus qui gagne. L’espace esthétique ou artistique est d’ailleurs un excellent domaine pour vérifier ce que je suis en train de dire. Toute l’histoire récente de l’art, sous l’éclairage grandissant du règne des bons sentiments, redevient très instructive. Si ce qu’on appelle art contemporain peut encore faire semblant d’exister, c’est uniquement comme conséquence du martyre des impressionnistes. En réparation. In memoriam. En expiation d’un gros péché. Qu’il soit minimal, conceptuel, anti-art ou extrême-contemporain, l’artiste d’aujourd’hui survit toujours à titre d’espèce protégée, en tant que résidu caritatif. Une très grosse gaffe a été commise, du temps de Van Gogh, du temps de Cézanne, il faut continuer à payer les pots qui ont alors été cassés. Surtout ne pas recommencer, ne pas refaire les mêmes sottises, ne pas retomber dans les ornières. Après des décennies de foules furieuses ricanantes devant Courbet, devant Manet, devant les cubistes, brusquement plus rien, plus de critiques, plus de clameurs, plus de révoltes, plus de scandales. Tout se calme d’un seul coup, les galeries prospèrent, la créativité des artistes ne s’est jamais mieux portée, tout va très bien, les grosses banques investissent dans l’émotion colorée, les États s’en mêlent, les ventes records se multiplient, le marché s’envole, c’est la débâcle des hostiles. Plus de pour ni de contre. Plus personne.
Lorsque les bagnoles exécrables sont remplacées par des armées d’individus grimpés sur rollers, par des intermittents sur des échasses, par des cracheurs de feu et autres adeptes des « circulations douces », il est loisible de constater que l’on n’assiste pas au retour de l’ancienne humanité sur des territoires reconquis, mais au déferlement sans frein de l’espèce post-humaine sur des territoires sans cesse plus invivables ; et pour qu’elle ne sache pas qu’elle est ‘espèce post-humaine, on lui fait croire qu’elle revient sur des territoires dont elle aurait été dépossédée, et qu’elle les reconquiert ou se les réapproprie ; mais elle ne saurait reconquérir ou se réapproprier quoi que ce soit puisqu’elle ne possédait rien […].
Et encore : "On ne comprend absolument rien à la civilisation moderne si l'on n'admet pas d'abord qu'elle est une conspiration universelle contre toute espèce de vie intérieure."
La course au profit […] est doublée par la course aux orgies [….] mais il s’agit toujours de course et d’accumulation, c’est-à-dire de challenge, c’est-à-dire encore une fois de croissance, c’est-à-dire de nihilisme festif et d’érection fébrile du principe de plaisir contre la Loi et le réel, donc d’infantilisme gavé de sa toute-puissance postiche.