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Citation de Partemps


ENTRETIENS DE PHILIPPE SOLLERS AVEC JEAN RISTAT

« Mes romans procèdent presque toujours de la même manière : il y a de l’invivable et des personnages s’entendent secrètement pour que cela soit vivable, et ils construisent cela. Ce sont donc des récits de construction systématique de situations heureuses dans un monde malheureux et blâmable de l’être. »

Jean Ristat : La fête à Venise est un roman. Il me semble qu’à partir de ce dernier livre publié on peut relire tous les ouvrages qui l’ont précédé, le Coeur absolu, le Lys d’or, les Folies françaises, Portrait du joueur, Femmes, les Surprises de Fragonard, le tout formant un ensemble cohérent, une entreprise ambitieuse : le roman comme encyclopédie et arche de Noé. Je reprends votre définition.
Le roman comme encyclopédie puisqu’il faut sauver, conserver, stocker, en attendant des jours meilleurs. Nous vivons un temps de barbarie, de régression. La littérature de notre époque, dites-vous, est à peu près nulle et la peinture d’une "laideur et d’une vulgarité qui sautent aux yeux". Bon, je dirais qu’il y a trois personnages dans votre livre : l’écrivain, le peintre, la femme. L’écrivain prend plusieurs figures ou masques : Stendhal par exemple. Le peintre s’appelle Watteau autour duquel se construit la fiction, mais aussi Monet ou Warhol. La jeune femme est "savante" : elle s’occupe d’astrophysique, littérature, peinture, sciences. Parlons de la peinture, pour commencer, je note cette phrase "la peinture dit la vérité". Cela mérite explication comme l’idée que la peinture a un chiffre. Pas seulement au sens du "business" mais aussi comme on dit d’une lettre ou d’un message qu’il est chiffré. Le W de Watteau — ou de Warhol — est une clef à l’aide de laquelle vous lisez, "déchiffrez" la société contemporaine.

Philippe Sollers : Je pars d’un constat : depuis une dizaine d’années, au grand jour, avec une brutalité toute puissante, la peinture est transformée en valeur spéculative et en bourse quasiment parallèle, permanente. Ceci n’a pas toujours été le cas. Sans remonter à l’époque classique où les transactions s’opèrent entre les peintres, les empereurs et l’église (voyez Le Titien), on peut considérer que, toujours, les peintres ont réussi à introduire leur chiffre, quelle que soit la commande, quel que soit le sujet (les Ménines de Velasquez ou la Vénus au miroir par exemple). Comme disait Lacan, en revenant d’Italie, "Toutes ces églises, ah quelle débauche d’obscénités" !
Cette situation de l’oeuvre d’art qui devient un objet susceptible de transactions, susceptible d’entrer dans une rotation par rapport à la plus-value généralisée, prend toute son ampleur au XXe siècle. Ce système, j’ai essayé de le décrire dans la Fête à Venise. Les ventes crépitent sans discontinuer. A la limite, le tableau ne bouge pas. Le prix monte sur place. Voyez ce qui s’est passé avec les Iris de Van Gogh ! Dans cet énorme marché mondial, de plus en plus, prédominent les vols, les falsifications, les opérations de commando, le pillage... Nous ne connaissons encore qu’une toute petite partie de l’iceberg, à la faveur, de temps en temps et presque par hasard, d’une affaire : une vieille dame meurt, sans nourriture et sans soin. On s’aperçoit alors que son Murillo a fait l’objet de tractations très étranges. Ou bien encore, un commissaire de police, une femme charmante au demeurant, doit passer par la mafia japonaise pour récupérer des Corot. On apprend ensuite qu’elle tombe sur une filière dont nous ne saurons rien pour y découvrir le tableau qui a donné son nom à l’Impressionnisme Impressions au soleil levant de C. Monet. Tout cela est un spectacle dont nous n’entrevoyons qu’une toute petite partie.
Je suis parti, pour écrire ce roman, la Fête à Venise, de ce constat. J’estime qu’il est inutile et démissionnaire d’écrire de la littérature qui n’a rien à voir avec la réalité sociale de son époque. Le chiffre de la peinture étonne tout le monde parce que la moindre bricole est achetée dix, quinze, voire cinquante fois plus que son estimation sur le marché. Ce chiffre de la peinture m’intrigue parce que cet emballement veut dire quelque chose : j’emploierai donc pour en parler les termes forts d’usage (valeur d’usage, valeur d’échange). Je pense que, désormais, la valeur d’usage est prohibée partout. Elle est en cours d’interdiction, d’expropriation physique, cela va se porter sur tout le dépôt signifiant, le dépôt de jouissance accumulé au cours des âges. Un tableau réussi ça jouit, mais de quoi ? Comment ? Interdiction d’en parler. C’est là qu’on voit se tisser la tyrannie nouvelle. Un corps qui aurait persisté à avoir l’usage de soi-même est désormais intrinsèquement suspect. Un corps qui voudrait subsister dans la conscience de soi et la gratuité de son existence ne peut être désormais que profondément suspect. De proche en proche, ceci s’entend à travers le fait que les corps sont maintenant artificiellement reproductibles, comme chacun sait. Il n’y a qu’à, pour s’en convaincre, lire les appels incessants d’Antonin Artaud sur ce thème, après la deuxième guerre mondiale.
Une grande partie de ce que j’avance ici a été théorisé dans les Commentaires sur la Société du Spectacle [2] de Guy Debord, paru en 1988. Tout le reste ne me parait être que du bavardage obscurantiste. Les philosophies qu’on essaie de nous revendre à bas prix sont des philosophies non critiques, servant les nouveaux maîtres dans la remise au pas des esclaves à laquelle nous assistons.

La valeur d’échange est devenue le condottiere qui mène le combat pour soi seul, en ayant rompu avec l’usage, comme jamais en cette fin de siècle.
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