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Citations de Pierre Benoit (240)


6 octobre 1842. - Il est descendu, l'année dernière, chez nos amis Autard de Bragard, un petit jeune homme dont je ne me rappelle même plus le nom, Couvelayre, ou Baudelocque, quelque chose comme ça. Peu importe ! Toujours est-il que ce godelureau fait des vers. Il nous était envoyé par sa famille, comme beaucoup de petits propres à rien qui s'imaginent qu'il suffit de venir aux îles pour réussir. Les Autard s'en sont entichés. Il vient de faire tenir à cette pauvre Jeanne un poème de sa façon. Je n'en reproduirai que la première et la dernière strophe. Elles ne retrouveront peut-être pas tous les jours une meilleure chance de survie.

Au pays parfumé que le soleil caresse,
J'ai connu, sous un dais d'arbres verts et dorés
Et de palmiers, d'où pleut sur les yeux la paresse,
Une dame créole aux charmes ignorés

Rien de plus plat, entre nous, ni de plus impertinent ! Si j'étais à la place de Jeanne, je ne vois pas l'orgueil que j'aurais à voir ce mauvais sujet célébrer avec une telle suffisance mes "charmes ignorés". Je ne vois pas davantage, si large d'esprit soit-il, le plaisir que cela pourrait faire à Hervé. Mais oyez le bouquet, où la sottise le dispute à la prétention :

... Vous feriez, à l'abri des ombreuses retraites,
Germer mille sonnets dans le cœur des poètes
Que vos grands yeux rendraient plus soumis que vos noirs.

Plus soumis que vos noirs ! A quelle époque se croit donc ce petit monsieur ? Il est beau de parler de cette soumission, huit années après l'abolition de l'esclavage, alors que nous n'arrivons plus, littéralement, à nous faire servir, et que j'en suis à me demander si je ne me verrai pas, un de ces jours, dans l'obligation d'apporter moi-même, au lit, à Rodogune, ma camériste, son petit déjeuner du matin !
L'impardonnable, en tout cela, et il faudrait que les Autard de Bragard s'en rendissent compte, c'est d'accueillir comme des génies de vulgaires flibustiers des lettres, alors que nous avons ici ce qu'il nous faut, sous le rapport de la poésie, tout au moins. A moi aussi, on fait des vers. Je n'en veux pour preuve que ces deux autres strophes, de notre cher Charles Castellan, il est vrai, celles-là, où la hardiesse de la forme ne le cède qu'à la délicatesse de l'allusion :

Comme je l'aimerai ! Qu'avec sollicitude
De ses jours par mes soins l'ennui serait banni.
Oiseau du ciel que blesse une branche un peu rude,
Mon âme s'ouvrira pour elle comme un nid.

Au temps où fleurit la jamrose
Avec amour je cueillerai
Le fruit blanc pour sa lèvre rose
Et s'il en reste quelque chose,
Avec elle j'en goûterai.

La cause est jugée, il me semble ! La vérité est que nous n'avons jamais eu de chance avec les écrivailleurs d'outre-mer, depuis que M. de Saint-Pierre et sa ridicule histoire de petite jeune fille qui ne veut pas se laisser déshabiller.
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22 décembre. - Les esclaves augmentent sans cesse de prix. On ne parle plus que de six cents piastres par tête. Une négresse avec son enfant a été adjugée hier à l'abbé Charlot, curé de l'Anse jonchée, au prix inouï de neuf cent quatre-vingts piastres, et le petit n'était même pas sevré. Hervé a dit qu'il ne serait pas sûr de me voir atteindre ce prix si on me mettait en vente avec Valentin. Charmant !
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18 juillet 1831. - Commencement du Yemsay
(journal de Delphine de Jamrose)

26 septembre. - Quatre ans hier que nous nous sommes mariés, et vingt-trois aujourd'hui que je suis venue au monde. Pour célébrer ce double anniversaire, Hervé n'a jamais ronflé aussi fort que cette nuit. Le plus beau est qu'il ne veut pas en convenir. Il rit d'un rire niais quand je le lui affirme. Les maris sont tous les mêmes. En voilà un, pourtant, qui passe pour avoir toutes les qualités. Problème insoluble : comment une jeune fille comme il faut doit-elle s'y prendre pour être mise au courant, avant ses noces, de certaines particularités de son futur époux ?
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Elle revint, riant aux éclats, et poussant devant elle un adorable petit troupeau d'une demi-douzaine de chevrettes aux cornes argentées. Et Cazeneuve ne put s'empêcher d'évoquer des vers d'un poète oublié depuis longtemps, et qu'il avait compté parmi ses amis.
Tandis qu'il était en train de se les murmurer à demi-voix, la reine intriguée lui demanda :
- Qu'est-ce que tu récites là ?
- Des vers, de pauvres vers qui ont été composés pour une autre reine, bien qu'ils aient l'air d'avoir été écrits pour toi.
- Crois-tu qu'il ne serait pas plus aimable de me les dire ?
- Volontiers ! D'autant plus volontiers, encore une fois, que je suis à peu près sûr que tu les aimeras.
- J'écoute.
Et ce fut non sans une émotion véritable qu'il obéit :
C'était le siècle exquis des saxes et des sèvres.
L'heure couleur de lait coulait à Trianon
Et la reine bergère aux coiffes de linon
Faisait peindre en argent les cornes de ses chèvres.
Elle se taisait.
- Qu'en penses-tu ? demanda-t-il timidement.
La façon dont elle lui répondit ne fut point sans le déconcerter quelque peu.
- La reine dont il est question dans les vers, elle se nommait Marie-Antoinette ?
- Oui, Marie-Antoinette, mais comment sais-tu... ?
Elle lui fit signe de ne pas l'interrompre.
- Elle a bien, poursuivit-elle, été condamnée à mort, et exécutée sur une machine appelée guillotine ?
Cette fois-là, Marius Cazeneuve ne dit rien. Ce fut elle qui reprit la parole pour conclure :
- Et c'est nous que chez vous l'on appelle des sauvages, n'est-ce pas ?
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M. de Senaillac revenait de Madagascar, où il avait des intérêts, dans la région d'Ankazobé, entre Majunga et Tananarive. Il vanta l'oeuvre civilisatrice réalisée depuis 1896, en moins de deux ans, par le général Galliéni.
- Je suis descendu à Diégo-Suarez, ajouta-t-il, et j'y ai déjeuné chez le commandant de la place, le colonel Joffre, un officier de grande classe, lui aussi. L'armée française, à l'heure actuelle, possède vraiment à Madagascar une pléiade de sujets tout à fait remarquable. C'est ainsi qu'à Ankazobé j'ai également été l'hôte d'un chef d'escadrons auquel tout le monde s'accorde à prédire l'avenir le plus brillant : Lyautey, retenez bien ce nom.
Il baissa la voix.
- En revanche, je crains fort qu'en Afrique du Sud le gouvernement de sa majesté ne se heurte bientôt aux plus sévères difficulté. C'est un fait : le Transvaal est en ébullition. Quel que soit l'événement, notre loyalisme à nous, n'est-ce pas, n'y pourra trouver en tout cas qu'une nouvelle occasion de ne pas être mis en doute.
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Mais ce qu’elle préférait à tout, c’était la chasse solitaire, à travers la pluie et le vent, sans piqueurs, sans valets ni rabatteurs ; la chasse avec un chien, et l’imprévu. (page 139)
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Elle répugnait au lieu commun autant que le chat à une bouillie d’herbes. (page 130)
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Me dévouer ! Je vous le demande ! Qu’est-ce qui pouvait bien me pousser à croire que cette femme éblouissante et hautaine avait besoin de mon dévouement obscur… (page 115)
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Mais comme on sent qu’elle s’est amusée à ces procédés par lesquels les autres s’efforcent de créer leur beauté. On voit la sienne sourire d’y avoir eu recours. Elle ne les emploie que pour mieux prouver qu’ils ne sauraient lui être indispensables. (page 95)
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« Il y a à Lautenbourg une assez riche matière pour ceux qui, comme nous, ont mission d’écrire l’histoire. Écrivons-la, en nous gardant de la tentation d’y participer. » (page 48)
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Deux mois de guerre nous avaient liés plus que n’auraient pu le faire dix ans de paix. (page 13)
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Il a partagé avec son roi le dernier repas pris par celui-ci dans sa capitale, au bord du Tage, sur cette rustique table de pierre ombragée par les arbres des futurs jardins de l'hôtel d'Abrantès. Puis les trompettes qui, quatre-vingts ans plus tôt, avaient sonné le départ de Gama et de Cabral, se sont mises toutes ensemble à retentir sur les caravelles... Et puis les vents de la Mer Ténébreuse ont commencé à gonfler de leur souffle amer les voiles écartelées d'écarlate... Et puis...
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Depuis une semaine à peine que j’avais pris pied dans cette paradoxale forêt landaise, tout semblait conspirer à me convaincre que je vivais en une féérie. En rêve, si l’on veut bien s’en souvenir, avaient commencé à m’apparaître des humains métamorphosés en monstres et divinités aquatiques. A présent, c’était d’un bien autre avatar qu’il s’agissait. Entre le Laffite 1841 et le Clicquot de la même année, les femmes, subitement, avaient cessé d’être des femmes. Elles étaient devenues des oiseaux, parfaitement, de ces oiseaux qui voltigent, avec négligence, devant les chasseurs, et que lisse le soleil opalin, dans les transparentes brumes d’octobre. Mme Odinet, dans son plumage d’or passé, tavelé de beige, avait pris d’un coup la sveltesse sautillante d’un pluvier. Un lotophore, telle était devenue, engainée de vert métallique, la penchante Mme d’Artenucq. Bardée d’un sourire barré de noir, Mme de Messanges, avait fait place au cruel passereau dont elle était presque l’homonyme. Je ne parle pas de Mlle de la Morlière, toute pareille, tout en blanc, à l’orgueilleux lagopède des neiges. Mme de Saint-Selve, en charmeuse violine, gaufrée de bleu, n’était plus que le tendre turtur de la première bucolique. Une acquiesçante poule faisane, rouge et argent, c’était ce que paraissait n’avoir jamais cessé d’être Mme Elichondo. Une foulque, Mme Hontarède. Une draine, Mlle Saint-Geours. Une sarcelle, Mlle Sentax. Mme de Neurisse, rose et grise, un ibis falcinelle. Et il convient enfin de ne pas oublier cette étrange Mme Larralde, au profil dur, aux yeux changeants, venue, eût-on dit, tout exprès du marais d’Orx pour symboliser parmi nous le bizarre hôte des bartes qu’est le tadorne, vêtu, ainsi qu’un procureur de chambre ardente, de pourpre, de sable, de blanc.
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– Vous avez donc réussi à m’avoir une chambre ? fis-je, soudain un peu inquiet.
– Une chambre ? Il y en a trois qui vous attendent… au choix.
– Diable !
M. Ayoub sourit.
– C’est pour prouver qu’on trouve toujours, ainsi que j’ai eu l’honneur de vous le dire avant le dîner. Il y a d’abord l’hôtel Nasser, le seul, mais assez sympathique. Il n’a qu’un ennui, c’est que ses appartements s’ouvrent sur la salle à manger. Alors, n’est-ce pas, cette odeur de cuisine indigène faite à la graisse de rognons de mouton, et qu’on ne peut jamais arriver tout à fait à chasser…
– Et ensuite ?
– Et ensuite, il y a le couvent grec-orthodoxe, où descendent les pèlerins arméniens. Les pères seront, j’en suis sûr, ravis…
– Et puis ?
– Et puis, il y a la maison d’Essad-Bey, une vieille maison qui a été fort belle, avec une jolie vue sur la rade.
– Et qui est cet Essad-Bey ?
– Un ancien kaïmakam de Naplouse, du temps du sultan Hamid. Il n’a pas réalisé d’économies tant qu’il a été fonctionnaire, et, depuis, les gens d’Angora lui ont supprimé sa pension. Alors, n’est-ce pas, pour essayer de se faire quelques piastres… Vous serez son premier locataire, si vous allez chez lui.
– Sa maison est belle, m’avez-vous dit ?
– Elle l’est. Mais il y a un abreuvoir sous les fenêtres ; alors, les moustiques… L’abattoir non plus n’est pas loin ; alors, les grosses mouches vertes… Enfin, comme ameublement, rien que des tapis ; alors, surtout au mois d’août, vous comprenez, peut-être que certaines autres petites bêtes…
– Je préfère le couvent grec-orthodoxe, dis-je précipitamment.
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- Guy de Lestand. Vingt-huit ans. De la fortune. Un joli nom. Tout jeune capitaine de cavalerie. Te plairait-il ? Je crois qu’il ne te serait pas très difficile…
Elle regarda son père avec gravité.
– Vous tenez donc tant déjà à vous débarrasser de moi ? demanda-t-elle.
Il sursauta. Il venait de reconnaître un timbre de voix qu’il avait oublié, la voix de la petite fille d’autrefois.
– Me débarrasser de toi, fillette ! Me dire cela au moment où je suis tout au bonheur, tout à l’orgueil de t’avoir retrouvée ! Tu vas voir la bonne petite vie que nous allons nous organiser, au contraire.

Il remplit leurs deux verres de champagne.
– Fais-moi le plaisir de boire cela, et à notre santé. Apprends, je te prie, une chose : tu resteras avec ton vieux papa tant que tu voudras. Tu ne le quitteras que lorsque tu désireras te marier.
– Alors, fit-elle, je ne vous quitterai donc jamais. A moins que…
– A moins que, moi-même, je ne me marie, n’est-ce pas ? fit-il en éclatant de rire. Eh bien, mon enfant, dors en paix. Nous ne nous quitterons jamais, en effet.
Les tristes yeux verts s’illuminèrent.
– C’est juré ?
– Juré !

Ils choquèrent leurs verres. Jamais M. de Maisoncelles n’avait pris tant de goût à la vie. Aucun engagement n’eût été, en cette minute, au-dessus de ses forces. Mais il était, il est vrai, de ces hommes qui aiment mieux tout promettre, sans discuter, que compromettre, en discutant, le charme de trop éphémères moments.
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A propos du titre :

NARCISSE
Seigneur, j'ai tout prévu pour une mort si juste :
Le poison est tout prêt. La fameuse Locuste
A redoublé pour moi ses soins officieux :
Elle a fait expirer un esclave à mes yeux ;
Et le fer est moins prompt, pour trancher une vie,
Que le nouveau poison que sa main me confie.

NERON
Narcisse, c'est assez ; je reconnais ce soin,
Et ne souhaite pas que vous alliez plus loin.

NARCISSE
Quoi ! pour Britannicus votre haine affaiblie
Me défend...

NERON
Oui, Narcisse : on nous réconcilie.

Britannicus, IV, 4
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Lieutenant Olivier Ferrières
« Donc, je souhaite ce que je redoute. Je serai déçu si je ne me retrouve pas face à face avec ce qui me fait étrangement frémir. »
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Dès que j’avais été en âge de réfléchir, je n’avais pu faire autrement que de constater sa légèreté, le vide incroyable de son esprit. Ce n’est pas une expérience gaie pour un enfant qui ne demanderait qu’à s’incliner devant son père. Voulant avoir l’air de surveiller mes études, il arrivait souvent au mien de me poser à table des questions. Son éternelle vanité le poussait à chercher, ici aussi, des occasions de briller, de faire parade de ses connaissances. Je me taisais. Je l’observais. Jamais je n’ai relevé une des erreurs qu’il ne manquait pas alors de commettre. J’éprouvais au contraire un triste plaisir à le voir s’y enfoncer.
« Qui est-ce qui a fait attacher Brunehaut à la queue d’un cheval indompté ?... Frédégonde, voyons, à ton âge je savais cela depuis longtemps. »
Et voilà ! C’était pour tout à peu près pareil. Quelles petitesses et quel enfantillage, de la part d’un être qui n’était, par tant d’autres côtés, que séduction ! Que d’élégance en lui, de générosité, de souriante désinvolture ! Rien que la négligence avec laquelle il mettait ou retirait ses gants, que n’aurais-je pas donné pour être assuré de de parvenir un jour à l’atteindre ! C’est trop commode d’acheter des livres, et de s’assimiler ce qu’il y a dedans. Mon père, lui, savait d’instinct tout ce qu’ils sont incapables d’apprendre. A cause de ce charme, bien des choses doivent lui être pardonnées. Et enfin, vois-tu, il en est une qui compte à mes yeux plus que toutes les autres. Sur tous ceux qui lui ont jeté la pierre après avoir vécu à ses crochets, il a eu cette supériorité qui doit emporter l’oubli de toutes les faiblesses et de toutes les fautes : il a aimé.
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De même que son camarade Vignerte, tué, quelques amis s’en souviennent encore, dans la tranchée du Blanc-Sablon, le matin du 31 octobre 1914, de même, lui, Gilbert Vauquelin, se plaisait, depuis qu’il habitait Paris, à venir chaque soir au Luxembourg, pour lire et méditer tranquillement, tout en attendant l’élue imaginaire que Dieu finirait bien par se décider à lui envoyer. Les hommes se reposent un peu trop de ce soin sur la Providence. Si elle se décide exceptionnellement à exaucer leurs vœux, ils ne sont guère fondés ensuite à lui en tenir rigueur.
En ce qui concernait Gilbert, son attente durait depuis tant d’années qu’il ne comptait plus que pour la forme sur la rencontre de l’élue en question. Il avait aménagé son existence sans elle. Aussi n’en voulut-il pas croire ses yeux, et conçut-il même une légère contrariété, le soir qu’elle se présenta à lui, exactement telle que ses goûts, sa sensibilité, ses habitudes d’esprit et de rêve, la lui avaient fait souhaiter.

Sous un nuage frais de claire mousseline,
Tous les dimanches au matin,
Tu venais à la messe en manchy de rotin,
Par les pentes de la colline.

Il avait connu l’existence de ces vers par le Manuel d’histoire de la littérature française, de Brunetière, qui signalait Le Manchy comme un des plus beaux poèmes de Leconte de Lisle. Ce poème, Gilbert l’avait relu jusqu’au moment où il s’était aperçu qu’il le savait par cœur. C’était à cause de lui qu’il s’était pris d’amitié pour le prince du Parnasse, oubliant combien peu de choses ce naïf douteur glacé avait par ailleurs pour le séduire. Mais chaque être a le droit, une fois dans sa vie, de livrer le meilleur de son âme, et le jour où il avait écrit les quelques strophes du Manchy, le poète des Montreurs avait justement profité de cette autorisation. A cause des strophes, à cause de l’étrange attrait qu’elles avaient, dès cet instant, exercé sur lui, Gilbert avait pris l’habitude de venir s’asseoir sur cette terrasse du Luxembourg, là où s’arrondit le cercle des statues des reines, reines par le diadème, l’intelligence ou la beauté. La brume commençait à s’élever autour du grand bassin. Les statues devenaient violettes. Le tambour qui annonçait qu’on allait fermer roulait sourdement dans le crépuscule. Un reste de soleil traînait sur le Panthéon. Le cercle des reines semblait se rétrécir autour de Gilbert. Il les avait toujours adorées, se bornant seulement à regretter parfois que leur douce cohorte fût incomplète, déplorant l’absence de deux d’entre elles pour lesquelles il se sentait une étrange et tendre inclination, la d’Aubigné et la Beauharnais, Françoise et Joséphine. Pourquoi leur avait-il, dans son cœur, réservé une place à part, à ces deux-là ? Sans doute parce que l’une et l’autre s’étaient baignées, durant les molles heures de leur enfance martiniquaise, dans la torpeur de ces paysages créoles qui lui étaient devenus si chers, sans qu’il sût encore au juste pourquoi…

La cloche de l’église, alertement, tintait,
Le vent de mer berçait les cannes ;
Comme une grêle d’or aux pointes des savanes,
Le feu du soleil crépitait.

Telles étaient les sources des puissances de sentiment qui, s’accumulant dans l’âme de Gilbert Vauquelin, étaient prêtes, maintenant, au premier choc, à en déferler en inexorables cataractes. Il est difficile, je pense, de trouver une aventure ayant des origines plus livresques que la sienne, et c’est tant mieux, car la preuve n’en sera que meilleure que ce sont précisément des hommes comme ce Gilbert qui sont capables, le moment venu, d’entrer avec le plus de désinvolture dans la ronde de la passion et de la mort.
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Philippe appartenait à cette espèce d’homme – de plus en plus rare, paraît-il – sans cesse disposés à accorder une influence prépondérante à la première aventure passionnelle qui fait mine de se présenter, à lui consentir une hypothèque générale sur leur existence. Combien de fois n’avait-il pas souhaité suivre au bout du monde la passante entrevue une minute dans un hall d’hôtel, à la table d’un wagon-restaurant ! Il se serait juré que, sans elle, la vie lui était désormais impossible. Ses pieds, ses mains, se glaçaient. Il en avait des battements dans les artères, dans les tempes. Seule, la médiocrité des moyens dont il disposait l’avait protégé jusqu’à présent contre ce délicieux vertige. Il faut au moins les trois bourses d’or de Rolla pour se permettre ce genre de plaisanterie. Sans argent, sans loisirs, il n’est guère de Lovelace, ou de Maxime de Trailles. Et Dante lui-même, sur le pont florentin, n’eût peut-être pas rencontré Béatrice, s’il avait été astreint, dans un bureau, à un nombre déterminé d’heures de présence.
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