La transparence de ces jours est impitoyable :
je distingue brusquement mes yeux tournant le coin de la rue
qui me regardent depuis des vitres, des eaux ou des miroirs,
à travers la pupille des pluies qui irriguent la solitude.
J'y entrevois un tombeau ouvert
vers lequel regarde avec curiosité l'enfant d'autrefois
resté jusqu'à ce jour mon allié,
fixé en moi à l'âge de huit ou dix ans
pour refuser avec obstination le monde.
Parfois tout s'arrête interdit, et alors on le voit :
le mont Heniu, en face de la maison,
continue à fabriquer l'infini…
(Miroirs, Dinu Flamand, p. 108)
La poésie est l'œil qui pleure.
Elle est l'épaule qui pleure,
l'œil de l'épaule qui pleure.
Elle est la main qui pleure,
l'œil de la main qui pleure.
Elle est la plante du pied qui pleure,
l'œil du talon qui pleure.
Oh vous, mes amis,
la poésie n'est pas une larme
elle est le pleure lui-même,
pleure d'un œil non inventé,
larme de l'œil
de celui qui devait être beau,
larme de celui qui devait être heureux.
(La poésie, de Nichita Stănescu, p. 56)
Si ce n'était pas
qu'un rêve perdu, ce lieu !
Et si c'est un rêve
qui viendra l'éteindre
ô puits de feu ?
(extrait de "Le sommeil", d'Emil Botta, p. 24)
aria giocosa (poco giocosa)
Extrait 1
Loup y es-tu ? — Loup-yéti, loup laitue ? — loups de dents,
loups de mâchoires, loups épais
L'es-tu ?
Tendresse allierait conscience et force. Petits poteaux d'angle :
regarde ceci est un dessin de loup.
Vœu de laine / Regarde avec douceur, ne casse pas ; tu vois
l'insecte saphir comme les yeux d'un myosotis ? Vois-tu le brin
d'herbe et l'autre ?
…
Brouillards au Levant. Sur leurs troncs
des champignons ligneux poussent. Le patron des cierges
conduit avec dignité sa vie amnésique.
Avant la sentence, le juge joue de la flûte.
Le tonnerre présente ses papiers au contrôle.
On organise un spectacle à l'encre invisible
pour le fils de l'Homme.
Retransmission en direct à la radio et la télévision.
De sources digne de foi
demain on nous expliquera
pourquoi les fosses du Levant
sont pleines de morts sages
tournés la face contre terre.
("En recherchant le corps de rêve", Dan Verona, p. 89)
si je pouvais te dire combien je t'aime
je ne sais rien de toi « rhubarbe et belladone
sont plus près de moi » un temps indéfiniment indécent
depuis le navire fait moi signe une dernière fois
(extrait de "depuis le navire" de Virgil Mazilescu, p. 69)
I, Les Fulgurés
Ancézune extrait 3
s’achève d’elle-même
la fin des buillons-blancs aspirés par la pointe
s’affirme le pullulement des chardons mûrs tapissant le sol de
leurs flocons agglomérés
en touffes herbues tombées du peigne
chaque lot est alloué à un corps
volée de moineaux francs dans les églantiers
en volée franche – pris dans les aulnes
martin-pêcheur sur sa ligne dérangé
flux lent de poussière et de flocons inexorable
grince un seul héron par-delà la raideur des arbres.
« D’Utopie, ce jour… »
On propose un texte à des élèves. Les visages s’éclairent ou pas. Pourquoi ?
Pour peu qu’on sollicite une parole, les langues se délient, des questions fusent, des
éléments de réponse à ces questions. On s’affaire ensemble au chevet du texte : chacun
d’abord dépossédé de sa compétence puis la réassurant à travers les tâtonnements et
l’élaboration d’une interprétation de moins en moins hésitante, confrontant les points de
vue et les hypothèses ou les points de réception. Un fil se tisse, plusieurs fils à travers la
salle. On suit le cheminement d’une telle interprétation, singulière et commune, sur des
visages soudainement éclairés d’en dedans, traversés, rendus plus singuliers par le
travail qui se fait en eux ; et la parole fuse avec plus de joie et d’assurance au fur et à
mesure qu’on prend la mesure de ce que le texte agite. Car on s’assure par elle une
confiance en sa propre capacité à rendre compte de ce qu’on sent, pressent, perçoit : elle
restitue à celui qui lit sa véritable dignité de lecteur qui est celle d’un créateur.
Pour tout dire, le respect émane de l’interprétation : respect à l’égard des mots que l’on
reçoit, respect émané du texte à l’égard de celui qui cherche le fil et se rend capable de
répondre de lui-même « grâce au texte ».
On est souvent surpris de la pertinence de ce qu’a touché un texte d’abord inconnu et
étranger dans l’échange des paroles qui s’ensuit, de la justesse (de l’à-propos) des
remarques – si le texte a touché juste lui-même. On s’embarque presque aussitôt vers les
enjeux, les points les plus délicats, les plus subtils, les plus problématiques parfois. Et le
contact établi s’entendait déjà au moment de la lecture à haute voix, dans la qualité du
silence étalé autour d’elle.
La salle ensuite s’est faite ruche.
On rassemble les fils ou le miel, et quand tout est mûr ou prêt, on relit, dans un nouveau
silence.
Le sens était déjà donné comme relation accomplie, avant l’entente du premier mot (que
précède l’écoute comme disponibilité), et s’est conquis ensuite comme interprétation –
mise en cause du lecteur, réverbération dans son esprit de la parole proférée.
L’énigme porte enfin un sens, même sans le fin mot.
I, Les Fulgurés
Ancézune extrait 1
des étourneaux peu discrets
disputent encore entre les sureaux mûrs
ils controversent à propos
des corps et des lots
chaque mot détaché
déposé comme un être
à tout hasard
réceptacle de la foudre
…
La question du sens
La « question du poème », celle qui engage celui-ci au moment de son écriture et qui le
justifie éventuellement au moment de la lecture, est en fait indissociablement liée à celle
du sens : c’est la même, ou plutôt les deux questions (question du poème, question du
sens) se déploient en même temps. Elles sont solidaires ; sujettes à caution ou au doute
solidairement. Elles déterminent à la fois, ensemble, la valeur du poème et ce qu’on
désignera comme son sens. Elles en sont le critère.
Sous cet angle, le poème apparaît avant tout comme une mise en crise du sens au travers
d’un certain régime (étrange) de la parole. Crise panique ? généralisée à tout le langage,
ou qui engage toutes les dimensions de celui-ci pour une nouvelle validation de ce qu’il
porte ou peut porter, rendue effective par le fait que le poème s’adresse à quelqu’un par
delà même la question de la véridicité ou de la véracité des énoncés qu’éventuellement
il véhicule. Le poème apparaît alors d’abord comme l’acte d’appeler ou d’interroger ou
de solliciter quelqu’un, dans un espace défini par cet appel, en dehors des règles
ordinaires d’usage du langage.
Aussi la « question du sens » est-elle fondatrice pour le poème, et non pas « superflue »
et « ajoutée ». Elle vient en premier lieu. Le poème n’a de compte à rendre qu’à elle. Il
surgit « armé » ou soutenu dès l’impulsion première par la question du sens. En dehors
de la question il n’existe pas. À moins de cela, il ne respire pas, n’est pas « vivant »
(Emily Dickinson) : et ce n’est pas un poème. Ou alors : glossolalie, comptine,
stridulation de cigales ?