« J'avais été amené quand j'avais seize ans, par un ami un peu plus vieux que moi, comme j'étais un peu littéraire, au cocktail Gallimard qui avait lieu dans le jardin Gallimard et qui rassemblait en juin, le Tout-Paris et, pour la première fois, un garçon littéraire comme je l'étais, mais quand même très jeune, voyait tous les auteurs qu'il lisait. Il y avait Simone de Beauvoir, il y avait, je me souviens, Malraux et il y avait Queneau, bien sûr. Et vraiment, il y avait quelque chose de magique et j'étais enchanté. Il faisait beau, je voyais mes héros. Et je me suis dit que c'était là qu'il fallait vivre et mourir. »
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Résumé : Dans le second volet de ses mémoires, Une étrange obstination, l'historien Pierre Nora revient sur son parcours foisonnant. Il y mêle détails sur ses travaux, anecdotes et évocations des figures marquantes de la vie intellectuelle française qu'il a pu côtoyer.
Les mots de l'auteur : « Cinquante-sept ans chez Gallimard et trente-cinq ans d'enseignement et de recherche, plus de mille livres édités, sept volumes des Lieux de mémoire, quarante ans à la tête du Débat, en faut-il davantage pour justifier mon titre ?Je me suis souvent défini comme marginal central. Marginal, parce que je n'ai pas été un universitaire classique, ni un éditeur professionnel, ni un historien typique, ni un écrivain authentique. Encore qu'un peu tout cela.Central cependant, parce que beaucoup des auteurs, beaucoup des idées d'une des époques les plus effervescentes et créatrices de la France contemporaine sont passés par mon petit bureau du premier étage de la rue Sébastien-Bottin, devenue Gaston-Gallimard.C'est ce vu et vécu dont, avant de disparaître, j'ai voulu laisser la trace. Les auteurs, les idées, l'époque. En mémorialiste et en historien. »
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J'ai été attiré, jusqu'à la fascination par un milieu intellectuel, celui des normaliens, un entourage, un type de culture qui m'étaient à la fois proches et pourtant étrangers. De jeunes gens brillants mais qui ne s'étaient jamais heurtés aux réalités les plus brutales de la vie et de l'époque, qui n'avaient pas vécu la peur au ventre, qui n'avaient rien vu des meurtres sauvages et des horreurs nazies. Et du même coup, cette culture apprise, suprêmement scolaire, d'une extrême sophistication, et comme hors sol, planant dans les hauteurs d'une rhétorique, pour ne pas dire d'une mystique verbale, j'ai voulu férocement me l'approprier sans réussir à l'habiter.

Mon père vivait, depuis l'arrivée de Hitler au pouvoir, dans la terreur de ce qui devrait un jour déferler sur la France et sur les Juifs en particulier. Il était de ceux qui, avec l'historien Louis Halphen et Robert Debré dont il était proche, avaient fait traduire Mein Kampf dans sa version originale, une traduction antérieure ayant supprimé tous les passages contre les Juifs.
Je me souviens d'un jour où mon père avait ramené de l'hôpital Rothschild, où il était chef du service d'urologie, quelques vieux Juifs à payess (papillotes) et manteaux râpés, réfugiés d'Allemagne et d'Autriche, pour écouter leurs récits terrifiants. Il avait même invité, pour leur faire partager ces informations, mes deux oncles Pierre Jaudel et Léon Bloch. Ceux-ci, les vieux Juifs partis, renchérissaient pour dire à mon père en riant : «Ils t’ont bien eu, ces schnorrers [mendiants], pour te faire casquer. » Malgré mon jeune âge, leurs réactions m'avaient choqué. Elles étaient typiques d'une bourgeoisie française qui se croyait à l’abri de toute persécution.
Pour moi, le judaïsme est tout entier histoire. Ce n'est pas une religion, à la différence du christianisme, ce n'est pas non plus une culture, à la différence de l'islam. C'est une histoire. Une histoire grandiose qui a traversé les siècles. Elle a commencé avec l'invention de la Loi et la rédaction, elle-même historique, du plus beau livre de l'humanité. Elle a abouti de nos jours, sous nos yeux, à deux phénomènes monstres : la première et la seule tentative d'extermination industrielle d'un peuple et la création au forceps d'un Etat-nation à la fois exaltant et, pour le meilleur comme pour le pire, sans équivalent. A cette histoire, comment n'aurais-je pas été fier que le sort m'ait rattaché ?

La première et seule rencontre avec le général de Gaulle, avant 1958, rue de Solférino, préparée par Olivier Guichard, a été un échec assez comique.
Simon (Nora) s'y est rendu avec l'arrière-pensée d'être, en économie, le Malraux du Général. L'entrevue a mal commencée le Général, debout derrière son bureau, restant silencieux et Simon balbutiant ; «Mon général, vous m'avez convoqué...» Le Général : «Apprenez, Monsieur l'inspecteur des finances, que le général de Gaulle ne convoque personne, il reçoit qui le demande. » Défaite immédiate de Simon : «II y a malentendu; dans ces conditions, mon général, je ne veux pas abuser de votre temps, je me retire.» Et le Général de lui dire : «Puisque vous êtes là. Monsieur l'inspecteur des finances, causons !» Simon se lance alors dans le récit de sa génération résistante, de ses espoirs de réforme pour la France, et le Général à son tour entame le monologue devenu classique sur la lamentable histoire de France depuis 1870 sur les compromis des systèmes des partis, sur la fatalité du déclin, brisé de temps en temps par des volontés d'exception, mais voué à poursuivre sur cette pente désastreuse etc.
Simon, ne sachant pas trop quoi objecter finit par dire : « Si c'est cela, notre avenir, mon général il n y a plus qu'à entrer à la Trappe. » Et de Gaulle, se levant pour mettre fin à l'entretien, lui sort cette phrase conclusive : «En ce qui me concerne, Monsieur l'inspecteur des finances, je n'y vois pas d'inconvénient. »
Les lieux de mémoire me paraissaient trancher par leur existence même et leur poids d'évidence, les ambiguïtés que comportent à la fois la mémoire, la nation, et les rapports complexes qu'elles entretiennent. Objets, instruments ou institutions de la mémoire, c'étaient des précipités chimiques purs.
Ces lieux, il fallait les entendre à tous les sens du mot, du plus matériel et concret, comme les monuments aux morts et les Archives nationales, au plus abstrait et intellectuellement construit, comme la notion de lignage, de génération ou même de région et d'« homme-mémoire ». Du haut lieu à sacralité institutionnelle, Reims ou le Panthéon, à l'humble manuel de nos enfances républicaines. Depuis les chroniques de Saint-Denis au XIIIe siècle, jusqu'au « Trésor de la langue française » ; en passant par le Louvre, « La Marseillaise » et l'encyclopédie Larousse.
Toute la guerre a été, autant qu'une opération militaire et diplomatique, une opération de mémoire. Il s'agissait bien de laver la honte... de faire oublier la culpabilité générale de l'été 1940... de faire apprendre à un peuple d'attentistes, de prisonniers, de débrouillards, la leçon de son propre héroïsme.
On n'imagine pas aujourd'hui ce qu'étaient les hiérarchies universitaires..., les calculs de poste qui faisaient choisir un sujet de travail moins par intérêt personnel pour le domaine que par calcul d'une chaire qui se libèrerait en fin de course.
On ne dira jamais assez quel ferment ont représenté, pour toutes les formes de créativité intellectuelle et scientifique, ces disciplines apparemment inutiles, la littérature, l'histoire, le latin, le grec. Comment ne pas faire le lien entre la disparition de l'enseignement littéraire classique et l'éclipse des disciplines des sciences humaines, comme si chacune était rentrée chez elle et n'intéressait plus que les spécialistes de l'ethnologie, de la linguistique générale, de la sociologie réduite à Bourdieu et même de la critique littéraire devenue, en dehors des rares ténors, pratiquement impubliable.
Et pendant qu'il parlait, je regardais, comme dans un miroir, l'incarnation de ce qu'à une heure près je serais devenu : un professeur américain.
Rien n'aurait été de ce que je vais raconter.
(La nuit de Hendaye)
Il aura sans doute fallu le confinement obligatoire provoqué par la crise du Covid, si difficile à vivre pour la plupart et pour moi si clément, pour que poussé par l’âge, je saisisse cette ultime occasion de me lancer dans ce type de « Mémoires ».
Je me suis lancé. Au galop. Et à ma façon.
Prologue, p. 15