Floréal. Pierre Quillard lu par Yvon Jean
LES YEUX D'HÉLÈNE
À Marcel Proust.
La native blancheur du cygne paternel.
Vêt de neige le corps adorable d'Hélène,
Et l'eau du fleuve bleu qui glisse dans la plaine
Baigne ses yeux d'enfant profonds comme le ciel.
Elle va : ses regards de déesse ingénue
Que jamais la tristesse impure n'a troublés
Errent nonchalamment sur les flots blonds des blés,
Et les hommes pensifs tremblent à sa venue.
Elle évoque l'horreur future des destins
Et verse le frisson des luttes fatidiques
Aux guerriers à venir assis sous les portiques,
Dont les yeux éblouis suivent ses pas lointains.
L'effroi religieux issu de ses prunelles
Ardentes d'incendie et de fauves clartés
Saisit étrangement les cœurs épouvantés
Et pleins de visions sombres et solennelles.
Passe, vierge terrible au col souple et nerveux :
L'inexpiable sang pour les siècles macule
Ton front clair comme un jour d'été sans crépuscule
Et la mort des héros surgit de tes cheveux.
Passe, reine d'amour, semeuse de désastres,
Dans ta robe de gloire et de sérénité,
Et vois fleurir les deuils autour de ta beauté,
Sous tes regards pareils aux rayons froids des astres.
Tu brilles dans la nuit des âges révolus
Et les derniers amants des formes triomphales
Contemplent au delà de l'ombre et des rafales
Tes yeux dont la splendeur ne s'abolira plus.
LE PELERINAGE HORS DE L’OMBRE
Âme riche de nuit, d’étoiles et de rêves
Qui puisas des trésors aux urnes d’un tombeau
N’abandonneras-tu jamais tes blêmes grèves
Pour cette ville en fleurs sous le printemps nouveau ?
Âme riche de nuit, mon âme, tu recèles
Assez d’astres perdus et de soleils éteints :
Viens connaître la chair et les lèvres de celles
Qui tendent leurs seins nus aux pourpres des matins
Et font en souriant à l’aurore sereine
Fluer entre leurs doigts le sable et leurs cheveux,
Pour que, vivante enfin, ma bouche amère apprenne
À goûter le miel blond des heures. Tu le veux,
Âme lasse déjà des ivresses futures,
Toi qui n’as rien chéri que les pleurs et la mort ;
Le vent gonfle d’amour les voiles toujours pures :
Loin de l’île où la blanche Hymnis repose et dort,
Pour moi seul, dans le vain cénotaphe des roses,
Nous irons conquérir son corps ressuscité ;
Sans doute elle revit par les métempsycoses
Sur le sol oublieux que paraît sa beauté
Et parmi les parfums sauvages des galères,
Les chiens, les portefaix qui geignent en marchant,
Elle va, lourde encor des gloires tumulaires,
Sans que nul ait compris la douceur de son chant.
[...]
DE SABLE ET D'OR
LES FLEURS NOIRES
À Émile Gallé.
Au bord de quels sinistres lacs d'eau lourde et sombre,
O ténébreuses fleurs plus vastes que la mort,
Les dieux muets du soir et les dieux froids du nord
Tissent-ils votre robe d'ombre ?
Vos abîmes de nuit dévorent le soleil ;
Le jour est offensé par vos voiles de veuves
Et vous avez puisé sans peur aux mornes fleuves
L'onde farouche du sommeil.
O fleurs noires, le vent de l'aube vous balance :
Mais nul parfum d'amour ne s'exhale de vous,
Chères, et vous versez dans les cœurs las et fous
L'incantation du silence.
La vie épand en vain ses perfides douceurs ;
La pourpre du printemps inutile flamboie :
Votre deuil rédempteur libère de la joie ;
Salut, impérieuses sœurs.
Je vous aime et je veux dormir, soyez clémentes :
Je ne troublerai pas votre calme immortel
Et, là-bas, j'oublierai, loin du jour et du ciel,
La bouche rouge des amantes.
La mort inutile
A Grégoire le Roy
Curae non ipsa in morte reliquunt.
Publius Vergilius Maro
Triste comme la mer et la chanson des syrtes,
Le vent lourd de sanglots pleure dans la forêt ;
Un troupeau d'ombres va, paraît, et disparaît
Par les bois souterraines et les bosquets de myrtes.
Défaillant dans l'horreur d'un ciel ensanglanté,
Le soleil infernal baigne le pâle espace ;
Un troupeau d'ombres vient, revient, passe et repasse
En sa mélancolique et tremblante clarté ;
Et ce sont à travers les routes d'asphodèle
Les fantômes hagards, pleins de larmes et lents
Dont les glaives d'amour ont déchiré les flancs :
La mort n'a point fermé leur blessure immortelle
Le sommeil sépulcral a leurré leurs yeux las
Et l'âpre souvenir survivant à la tombe
Tel qu'un vin corrosif, goutte par goutte, tombe
Dans leur cœur ulcéré qui ne guérira pas.
L’automne a dénudé les glèbes et le soir.
Un soir d’exil et de mains désunies,
S’approche à l’horizon des plaines infinies,
Roi dévêtu de pourpre et spolié d’espoir.
Ô marcheur aux pieds nus et las qui viens t’assoir
Sans compagnon, parmi les landes défleuries,
Près des eaux mornes, quelles mêmes agonies
Alourdissent ton front vers ce triste miroir ?
Je le sais, tout se meurt dans ton âme d’automne.
Laisse la nuit prendre les fleurs qu’elle moissonne
Et l’amour défaillant d’un cœur ensanglanté,
Pour qu’après le sommeil et les ombres fidèles
Les clairons triomphaux de l’aube et de l’été
Fassent surgir enfin les roses immortelles.
LE DIEU MORT
A André Foniainas.
Une étoile, une seule étoile. O funérailles
Royales ! solitude où la gloire mourait
Sur un bûcher perdu derrière la forêt,
A l'écart des drapeaux, du glaive et des batailles.
Le héros s'en allait sans pourpre, enseveli
Dans une soie éteinte et dans les tresses rousses
Des captives et des amantes : lèvres douces
Et voraces, vous qui buviez le sang pâli,
Vers quels baisers souriez-vous ? Vers quelles fêtes
Sonne déjà l'appel de vos chants oublieux ?
Ah, mensongères pour des larmes en vos yeux,
Il fallait l'apparat de célèbres défaites
Et l'horreur des clairons déchirant le ciel noir,
Pour tordre avec des cris de pleureuses louées
Vos corps, mines en deuil sous le vol des nuées,
Parmi la rouge odeur des torches dans le soir.
Mais nul regard viril n'a, du haut des murailles,
Avidement cueilli la fleur de vos bras nus :
Vous avez fui. Le roi ne s'éveillera plus.
Une étoile, une seule étoile. O funérailles.
L'aventurier
A Charles Andler. (extrait)
Là-haut, temple ou palais dressé sur la colline,
Un amoncellement de blocs prodigieux
Monte : des chiens de bronze aux yeux de cornaline
Hurlent aux quatre vents, la gueule vers les cieux.
Les murs massifs, coupés de portes métalliques,
Sont écaillés de cuivre et peints de vermillon ;
Au faîte, le soleil frappe de feux obliques
Un étendard taillé dans la peau d'un lion.
Pacifiques, devant la demeure farouche,
Des rosiers rouges et des lys parent le bois
Où passe, inoffensive aux roses qu'elle touche,
L'enfant belle à dompter les héros et les rois.
Judex (extrait)
O baisers reniés, mémoire des caresses,
Rêves que j'avais crus emmurés pour jamais,
O cadavres divins que j'aime et que je hais,
Regards accusateurs et bouches vengeresses,
Que voulez-vous de moi ? spectres, ayez pitié ;
N'appelez pas ainsi l'incorruptible juge :
Vous saurez qu'il n'est point d'église de refuge
Pour le coupable en pleurs et le crucifié.