− Je vais avoir du mal à oublier ces moments, ce visage, tous les gestes qu'on a fait pour rien, je vais faire des cauchemars.
− Les succès, les guérisons, tu les oublies très vite. Par contre, tous tes échecs, tu vas les garder en tête, ils défileront dans tes nuits d'insomnie. Plus le temps passe, plus la liste s'allonge, plus le sommeil se rétrécit.
J'ai regardé la télévision dans ma chambre avec Jennifer jusqu'à vingt-deux heures avant qu'elle n'aille dormir dans l'office des infirmières. Spectacle désolant de politiques s'invectivant, oubliant de parler de leurs programmes et de leurs objectifs.
Je n’arrive pas à me retourner. Mes paupières sont si lourdes. Comment ouvrir les yeux ? La ouate m’enveloppe à nouveau. Les voix s’éloignent, puis disparaissent ; c’est forcément un rêve. Toujours pas d’images dans ce rêve.
Les sons laissent la place aux odeurs de propre, de désinfectant, de savon, de formol. C’est la première fois que je fais un rêve uniquement olfactif, bizarre.
Inutile de lutter. La pesanteur d’une immense couette m’enveloppe, me réchauffe et me rassure, je m’abandonne à nouveau au sommeil.
Bien au chaud, je m’enfonce dans un épais nuage de ouate.
Le réveil me laisse tranquille.
Je ressens la lourdeur de mes paupières, de ma tête puis de mon cou, de mes épaules, de mes bras.
Complètement détendu, je me laisse aller, je devine mon ventre qui se soulève au rythme régulier de ma respiration. C’est au tour de mes hanches, de mes cuisses, de mes jambes de me donner cette sensation d’abandon.
Arrivé aux mollets, je m’enfonce un peu plus, inexorablement, je me rendors.
Sans la moindre hésitation, Valérie parcourt l’hôpital.
Lorsqu’elle pénètre dans un service, il ne lui faut que quelques secondes pour vérifier l’assoupissement de l’infirmière, l’accessibilité de la boîte à toxiques. Quelques comprimés par-ci, un flacon par-là, une poignée d’ampoules ailleurs.
Rien n’est fait au hasard, elle sait ce dont elle a besoin et les quantités subtilisées pouvant passer inaperçues durant plusieurs semaines.
Les néons du hall d’entrée surlignent sa pâleur, accentuent le creux de ses joues, la saillie de ses pommettes et de ses nombreuses rides.
Le temps d’extraire de son sac une blouse blanche d’infirmière, ornée du logo de l’hôpital, de troquer ses baskets noires contre des sabots verts en caoutchouc, et la voilà dans l’ascenseur.
Ainsi transformée, personne ne la remarquera.
Lorsque j’entends parler de moi, une vague de souvenirs m’envahit mais aucun visage, pas un seul nom. Chaque fois, des tiroirs s’ouvrent dans mon cerveau, mais ces tiroirs sont à moitié vides.
J’ai perdu mon passé.
M’est-il possible de vivre sans mon passé ?
Comment émerger de ma léthargie sans la moindre idée de ce qui m’attend ?
Ce petit bout de femme décharnée, cachée derrière une voiture, poireaute dans le froid, déjà depuis une heure. Tout de noir vêtue, chaussée de baskets, elle traverse en quelques enjambées le parking. Ses yeux roulent dans tous les sens, à l’affut du moindre mouvement.
Une heure du mat. Fin de la deuxième ronde de nuit. D’ici quelques minutes, toutes les infirmières de l’hôpital sombreront dans leur fauteuil de repos. Valérie connaît le rituel par cœur, elle attends son heure, l’heure d’agir incognito.
À l’abri de mon coma, j’écoute, je cherche à sortir subrepticement de ma carapace. Ou alors, l’impression d’être bâillonné, ligoté dans une camisole de force m’épouvante. Je suis impatient, inquiet, désorienté.