Le voyage en Amérique de Pierre Schoendoerffer.
Entre la Guerre dIndochine et son retour en France en 1955, Pierre Schoendoerffer sest offert « un tiers » de tour du monde durant lequel sa détermination à faire, un jour, du cinéma, sest maintenue. Après lexpérience des combats, caméra sur lépaule et lenfer de Diên Biên Phu, il retourne à la vie civile en faisant au gré de son voyage de fabuleuses rencontres : témoignage sur ses années dinsouciance pendant lesquelles il découvre une Amérique qui lui paraît familière grâce au cinéma américain dont il était un spectateur boulimique, bien avant de poser un pied sur le fameux continent.
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Qu'aurait-il pu dire ? Il n'y a jamais rien à dire. Pour l'essentiel nous parlons et nous chantons seuls. Personne ne nous écoute.
Des nuages en fuite sans but et le soleil, un soleil livide, sans rayon et sans chaleur, très bas au-dessus de l'horizon, droit devant nous.
L'Eole butte contre une mer hachée - " maniable ", écrit l'enseigne au journal de bord - sous le brasillement de cent mille étoiles et l'ombre épaisse des nuages. Un paquet d'embruns étincelants s'élève de l'étrave, aussitôt gelé, rabattu avec un crépitement de chevrotine sur la tôle. La coque vibre, toute la masse est prise d'un tremblement. L'Eole roule, comme trébuche un cheval, se redresse, retrouve peu à peu son long et souple galop dans la plaine noire et blanche et froide, mouvante, infinie. La plaine étrange - si triste - qu'on entend parfois à travers les hurlements du vent, ferait croire que l'univers à une âme.
Le vent crie. Des cris qu'on est toujours sur le point de comprendre...
Et qu'on ne comprend jamais !
Balivernes, dit-il avec une violence qui me surprend, le choix de l’homme n’est pas entre ce qu’il croit le Bien ou le Mal – ce serait simple et définitif – mais entre le Bien et un autre Bien, entre deux valeurs essentielles, qui tout à coup, par une sinistre facétie du destin se trouvent en contradiction. Il faut choisir. Et en choisissant un Bien on renie l’autre…
La vie est un massacre de rêves, un cimetière de rêves piétinés, trahis, vendus, abandonnés, oubliés... Quel gâchis !
Je me suis fait peur parfois... Il ne faut pas descendre trop profond dans la nuit de soi-même, il ne faut pas plonger dans les eaux troubles du marais maudit : les monstres sont là... dessous, immobiles.
De retour à bord j'ai été mis aux arrêts de rigueur pour être descendu à terre sans autorisation et avoir retardé l'appareillage du bateau - les trois légionnaires roux étaient aux fers, en fond de cale - mais ça m'était égal, j'avais senti l'odeur des nuits de Colombo, des nuits d'Asie, pleines de promesses, de menaces, de démence; j'avais été enivré. Je ne pourrais plus jamais l'oublier.
L'Asie!
Ce matin, relisant mon texte, j’ai éprouvé une sorte de gêne. (C’est une expérience commune à beaucoup d’écrivains !) Une insatisfaction. La cruelle lucidité des petites heures !... Je ne sais plus si j’ai foi en ce que je veux conter !

"Willsdorf avait un chat, tout noir avec une cravate blanche - un petit triangle de poils blancs sous le cou -, Monsieur Dégouzzi! Quand la flottille rentrait le soir, les équipages - des Bretons, des Cambodgiens, des Vietnamiens et un Angevin - chantaient sur un air de comptine :
Dégouzzi a une quéquette
Pas plus grosse qu'une allumette
Il s'en sert pour faire pipi
Vive la quéquette à Dégouzzi!
"Sale bête! Sans Dieu ni maître - toujours à dormir le jour, à vadrouiller la nuit - et il vous engueulait! il vous miaulait des insultes quand vous lui marchiez dessus dans l'ombre - vous pensez : tout noir!
"Monsieur Dégouzzi était vautré sur les genoux de Willsdorf, qui lui-même était assis tout droit dans son fauteuil - un fauteuil de mandarin, austère, en bois noir, au dossier de marbre gris veiné de blanc, avec des idéogrammes gravés en rouge et un cachet de collectionneur. Je ne sais pas où il l'avait déniché mais il l'avait fait boulonner sur le toit de tôle de son rafiot - une pièce de musée!..."