Publié en 1984, "Chronique de la vie continue", dont le titre est déjà en soi tout un programme, est le second livre écrit par Jacques A. Bertrand. le style et l'humour inimitables de ce « funambule plein de grâce qui rit au bord des gouffres et voit dans la légèreté une indispensable politesse à rendre à l'existence » (Gérard Pussey, Elle) s'y expriment dès les premières lignes. Trente-cinq ans plus tard, conforté par la vingtaine d'ouvrages publiés depuis par Jacques A. Bertrand, l'effet est toujours aussi spectaculaire.
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Les morts n'ont plus que les vivants pour ressource.Nos pensées sont pour eux les seuls chemins du jour.
L'enfance est ce moment pendant lequel nous étrennons le monde comme un jouet neuf. Plus tard, je me rendrai aux sports d'hiver, avec moniteurs de ski et remonte-pentes. Mais jamais je n'éprouverai de nouveau cette sensation grisante, douce et violente à la fois, ce vertige de pur bonheur que j'ai ressenti ce jour-là à dévaler le coteau sur mes quatre planches mal ajustées.
Et aussitôt les personnages défilèrent dans la tête d'Alfred-Moïse, comme les noms au générique du cinéma de plein air. Mais dès qu'il s'installait devant sa page blanche, les acteurs disparaissaient brutalement et son imagination devenait un terrain vague, inhabité, où le vent roulait des papiers gras et des cornets de frite. Alfred-Moïse ne croyait pas vraiment à son livre mais il n'osait l'avouer. Il aimait que son ami Sebastian l'imaginât capable de l'écrire.
L'enfance est une terre qui s'éloigne sans cesse et dont on a bien du mal à détourner le regard.
Je l'embrassai sans parvenir à lui exprimer tout le bonheur que j'éprouvais. Mais Victor en apprenait bien plus d'un sourire. Il lisait dans un regard mieux que dans le journal. Un type comme lui, qui comprenait la chouette hulotte, pouvait fort bien se passer de commentaires humains.
( p 44)
Car Hélène prend désormais un plaisir délétère, une curiosité morbide, à palper les crânes, cassettes d'os refermées sur leurs trésors de petites idées abjectes. Elle coiffe et brosse, laque et gamine, avec une application mêlée d'écoeurements, ces reliquaires à ordures. Elle a des gestes d'amoureuse pour ces alambics à distiller les bassesses, ces fourneaux où mijotent les pires mesquineries qui lèvent là-dedans comme d'immondes soufflés.
Les morts n’ont plus que les vivants pour ressource. Nos pensées sont pour eux les seuls chemins du jour. Eux qui nous ont tant appris, eux qui nous semblent s’être effacés pour nous et nous avoir abandonné toutes leurs chances, il est juste et digne de nous qu’ils soient pieusement accueillis dans nos mémoires et qu’ils boivent un peu de vie dans nos paroles.
On passe sa vie à découvrir ses limites.
Que chacun est ainsi, à attendre des lettres qui annoncent que vous avez gagné un voyage, ou des sous, beaucoup de sous, ou que vous êtes distingué par un prix Nobel, ou encore qu'une belle femme rêve que vous, l'humble Tarin, vous la rejoigniez sur une plage se sable blond, sous les palmiers, pour terminer vos jours, au bord d'un lagon bleu. Tout le monde attend ça. Tout le monde...
-Mais ces lettres-là, Miro, bien sûr, elles n'arrivent jamais.
Mon père est horloger, au 4 de la rue Bleue. Été comme hiver, il m’oblige à porter écharpe et bonnet sous prétexte que, dans la famille, nous sommes fragiles des bronches. Mon institutrice lui a même fait remarquer que j’étais bien trop couvert! J’adore Mlle Luguet. Elle est pleine de fantaisie. Mon père l’aime bien lui aussi mais il n’osera jamais faire le premier pas.