Achille c'est le jeu de la guerre, la joie de saccager les cités trop riches, la volupté de la colère "plus douce que le miel sur la langue quand elle monte dans une poitrine humaine", l'éclat des triomphes inutiles, des folles entreprises. Sans Achille, l'humanité aurait la paix. Sans Achille, l'humanité se racornirait, s'endormirait glacée d'ennui, avant le refroidissement de la planète.
Les crises qui bouleversent l'individu n'altèrent pas les constantes du devenir humain. L'histoire reste toujours cette succession enchevêtrées de catastrophes et de répits, de problèmes provisoirement posés, résolus ou escamotés. Cependant, l'homme qui a éprouvé l'accablement de l'impuissance totale et a survécu à cette expérience, ne se résigne pas à vivre comme s'il n'en avait rien été. Il tente de conserver l'usage des suprêmes ressources que le désespoir lui a révélées.
Il y a un conflit entre affectivité et affectivité, passion et passion, raison et raison, autrement grave que cette lutte entre " je veux croire" et "je veux connaître". Ceux-ci s'opposent peut-être moins entre eux qu'ils ne s'opposent tous deux à une croyance et à une connaissance non précédée de jugement.[...]Vous voyez "la source primitive de nôtre dissentiment intime dans le conflit entre "deux pensées antagoniques irréductibles". Pour moi ce conflit n'est que l'écho d'un conflit plus obscur, d'un malaise plus caché, d'une lésion plus profonde. De là, que l'on n'en a jamais fini avec l'éthique, dont les sept têtes, comme l'Hydre de Lerne, renaissent aussitôt coupées. Il suffit de "suspendre" l'éthique pour qu'il en surgisse une nouvelle; il suffit de transcender le bien et le mal pour qu'un nouveau Bien et un nouveau Mal nous enchaînent.
Toutes les explorations ne nous mènent qu’à des seuils successifs derrière lesquels se reforme, plus dense, le mystère du jaillissement», alors même que l'«absence de chemin est le seul chemin que sa pensée veuille suivre.
Fille de l’amertume, la philosophie de l’Iliade bannit le ressentiment. Elle est d’avant le divorce de la nature et de l’existence. Ici, le Tout n’est pas un assemblage de morceaux brisés puis recollés tant bien que mal par la raison, mais le principe actif de la pénétration réciproque de tous les éléments qui la composent. Le déroulement de l’inévitable a pour théâtre, simultanément, le coeur de l’homme et le Cosmos. À l’éternelle cécité de l’histoire s’oppose la lucidité créatrice du poète désignant aux générations futures des héros plus divins que les dieux, plus hommes que les humains.
La guerre consume les différences jusqu'à l'humiliation parfaite de l'unique : qu'il se nomme Achille ou Hector, le vainqueur ressemble à tous les vainqueurs, le vaincu à tous les vaincus.
Il n’y a rien de plus abêtissant que le nouveau conformisme athée, ni même de plus avilissant à la longue. Mais il me semble qu’on ne peut arrêter la profonde transmutation que subissent les valeurs chrétiennes depuis un siècle et demi. Peut-être cette transmutation est-elle nécessaire, peut-être témoigne-t-elle que la créativité religieuse n’est pas épuisée. Nous ne pouvons savoir encore où cela ira... En somme, il n’est pas une seule valeur chrétienne — et juive aussi — qui soit périmée, qui ait perdu sa fécondité. Mais il n’en est pas une seule, peut-être, qui ne doive être dans le creuset de nos souffrances pour être fondue à nouveau.
( Lettre au Père Fessard du 21 juillet 1947 )