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Citations de Rafael Chirbes (54)


Le style, c’est la personnalité, quelque chose qui va au-delà des objets qu’on possède et dont on se sert : c’est, si tu veux, une sorte de pull, de collant , de pyjama invisible qui colle au corps et qu’on se tricote soi-même, avec des mots, avec des gestes, avec des choses qu’on a, ou qu’on aime, et qui ne viendrait même pas à l’idée des autres d’aller chercher ; ou bien qu’ils rejettent et même qu’ils méprisent.
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Ce soir-là, il entrait par la fenêtre une brise qui était déjà le vent de la nuit, alors que la lumière rouge tenait encore bon derrière la montagne. Le vent leur arrivait ténu et humide, pas une masse, mais une sorte de dentelle très fine qui se levait de la mer invisible à cette heure ; il avait la texture de la dentelle, de quelque chose de spongieux, troué de vides, la peau sentait le frais en certains endroits, comme à travers une passoire, car la masse atmosphérique était encore brûlante, contenait encore l'haleine du jour. Enfin un soupçon de brise perforait la masse poisseuse et brûlante. C'était une heure de beauté. Les restes du soleil flamboyant derrière la ligne des montagnes qui ressemblaient à un découpage dans les gris, un décor de théâtre, et qui, dans quelques minutes, seraient un découpage noir s'opacifiant devant le flamboiement. p 154 155
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«Je découvre la persistance de ce que, Francisco et moi, nous aurions appelé en d'autres moments la lutte des classes. Mais c'est impossible : la lutte des classes s'est évaporée, s'est dissoute, la démocratie a été un solvant social : tout le monde vit, achète et va à l'hypermarché, au comptoir du bar et aux concerts sur la place qu'offre la mairie, et tous parlent en même temps, les voix mêlées, comme dans les réunions tumultueuses dont se souvenait mon père, au Tivoli, un cinéma, on ne perçoit pas le bas et le haut, tout est embrouillé, confus, et cependant un ordre mystérieux règne, c'est ça, la démocratie".
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Je suis restée assise là jusqu’au matin. Il pleuvait et la pluie, au cours de cette interminable nuit, ne m’a pas donné l’impression de purifier quoi que ce soit. C’était comme un chant d’adieu. Cette eau qui tombait et qui glissait sur les carreaux de la fenêtre, c’était nous, nos illusions tombant sur la terre et se transformant en une boue dont nous n’arrivions jamais à nous nettoyer.
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Des bruits que des hommes avaient été fusillés n’étaient pas toujours confirmés mais faisaient toujours mal. On a trouvé des cadavres à la source, dans le verger d’orangers où il y avait une mare dans laquelle tu voulais toujours te baigner quand tu étais petit et où tu as failli te noyer une fois ; sur la plage, dans les rizières. Nous avons appris la saleté de la peur.

Les fusillés n’étaient pas toujours d’ici, de Bovra. Des femmes qui cherchaient des cadavres venaient depuis Gandia, depuis Cullera, depuis Tabernes. La certitude de la mort les guérissait de la peur. Elles demandaient à voix haute, à la porte des cafés, l’endroit où on avait trouvé les fusillés le matin, et les hommes détournaient la tête de honte et continuaient à jouer aux dominos en silence.
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Partir, ou rester enfermé dans mon bureau, comme ses insectes qui s’enferment dans une capsule et attendent imperturbables que soit passée la saison sèche, m’encapsuler dans l’attente du prochain déluge universel, attendre la pluie avec les volumes de la Pléiade appuyés sur mon ventre, les dévorer avec délectation, gourmandise, les avaler page par page ; me noyer dans l’océan de Proust, dans le liquide amniotique, graisseux et lourd comme du beurre de vache normande, le suif épais de la lamproie Odette, le vagin rose armé d’une demi-douzaine de files de dents pointues, le tronc charnu sur lequel les doigts glissent et s’enfoncent en même temps en provoquant une instable sensation de vertige ; m’encapsuler avec les volumes de Montaigne que la mère de mon beau-père garde dans sa maison d’El Pinar ; avec les oeuvres complètes de Tolstoï, de Balzac et de Galdos (le grand Galdos et son Espagne pavée de suicidés), jusqu’à ce que la pluie vienne ramollir mon insidieuse croute de chitine. Larguer les amarres. p 409
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Si Matias était né trente ans plus tard, au lieu du stalinien autoritaire échoué d'abord dans le possibilisme, ensuite sur la plage de l'écologie et de la nutrition saine qui allaient le sauver in extremis de la cirrhose ..., certainement aurait-il été --comme son fils-- un squale de l'économie libérale. Il aurait incubé l'oeuf du libre-échange avec une constance égale à celle qu'il avait mise à incuber l'oeuf des collectivisations forcées. Silvia, ai-je dit une fois à ma fille,dans le fond Ernesto et ton cher oncle se ressemblent plus que tu ne crois, je dirais même qu'ils sont pareils et que c'est parce qu'ils se connaissent de l'intérieur qu'ils ont tant de mal à se supporter. La génération transmet des caractères qui s'adaptent aux rôles que distribue le théâtre du monde à chaque époque. La vie met en pratique ce que l'on appelle aujourd'hui le casting. La vie t'attribue le rôle qui te va dans la pièce qui est programmée et, si elle a fait le bon choix, elle te permet de vivre une existence plus ou moins harmonieuse. p 206
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Arriver à te faire aimer par quelqu'un qui te méprise ou te laisse indifférent est bien plus difficile que de le descendre à coups de trique. Les hommes frappent par impuissance. Ils croient pouvoir obtenir par la force ce qu'ils n'arrivent pas à obtenir par la tendresse, par l'intelligence.
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Michel m'attirait et moi, au lieu de sentir que je vampirisais les doses d'énergie, de bonté et de maturité que cet homme avait en lui, je me suis cru généreux, parce que j'étais jeune et que je l'aimais, sans voir les risques.
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Après coup, je ne sais plus si ce que je ressentais pour lui était de l'amour (mais c'est quoi, ça, exactement, putain bien des fois on l'analyse, on le dissèque, et à trop aller y voir on s'égare et on finit par le perdre), mais je jure, vraiment, oui, je jure que je me suis livré à lui sans résistance, non parce que je n'ai pas voulu aller contre moi-même, mais parce que je n'ai pas pu aller contre moi-même.
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Le plus grand gaspillage de la nature, économiquement parlant, c'est la vie humaine : quand on a le sentiment qu'on pourrait commencer à tirer un bénéfice de ce qu'on sait, on meurt, et ceux qui viennent après recommencent tout de zéro. De nouveau apprendre à marcher à l'enfant, le conduire à l'école et l'amener à faire la différence entre une circonférence et un carré, le jaune et le rouge, le solide et le liquide, le dur et le mou.
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Il y a quelque temps, en parlant des grands -Cervantes, Dostoievski, Balzac- avec Gaite*, je me plaignais: pourquoi écrivons-nous? Quand elle m'appela après avoir lu mon manuscrit, elle se souvenait de cette question que je lui fis et me répondit; Nous écrivons pour ce que tu as fait dans ton roman; pour sortir blanchis d'expériences atroces, ça ne te parait pas beaucoup? A la vérité, ce qu'elle me dit m'émeut. Ecrire parce que tu as des lecteurs comme toi. Cela me produit une étrange sensation de savoir que dans le roman que j'ai écrit se trouvent ces choses qu'ils ont vécu et desquelles ils me parlent.
Traduction libre du contributeur à l'usage des babelionautes à partir du texte original:
"Hace algun tiempo, hablando de los grandes -Cervantes, Dostoievski, Balzac- con la Gaite*, me lalenté: Para qué escribimos? Cuando me llamo después de leer el manuscrito, se acordaba de esa pregunta que yo le habia hacho y me respondio: Escribimos para eso que has hecho en tu novela; para salir limpios de experiencias atroces, te parece poco? La verdad es que me emociona lo que me dice. Escribir porque tienes un lector asi. Me produce una sensacion extrana saber que dentro de la novela que he escrito estan esas cosas que ellos encuentran y de las que me hablan."
In Rafael Chirbes "Diarios 1" A ratos perdidos 1 y 2, ed. Anagrama, 2021 p. 186

* Carmen Martin Gaite
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Leurs propriétaires les entretiennent, les peignent, les parfument, les habillent: comme s'ils étaient leurs maquereaux. Beaucoup deviennent vicieuses avec leurs petits chiens et les préfèrent aux hommes, c'est ce que j'entendais les prisonniers de Carabanchel dire dans leurs conversations cochonnes. Ils assuraient que leurs langues étaient plus douces, et surtout, qu'ils avaient plus de constance dans la tâche, et bien sûr plus de docilité que celle des maris ou des amants.
Texte original:Sus duenas los mantienen, los peinan, los perfuman, los visten: como si fueran sus "maquereaux". Muchas se envician con los perritos y los prefieren a los hombres, les oia decir a los presos de Carabachel en algunas de las conversaciones guarras que mantenian. Aseguran que sus lenguas son mas suaves, y sobre todo, revelan mayor constancia en la tarea, y desde luego mas docilidad que la de amantes y maridos.
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Ne nous faisons pas d'illusions, un homme n'est pas grand chose. De fait, il y en a tellement que les gouvernements ne savent plus quoi en faire. Six milliards d'êtres humains sur la planète et seulement six ou sept mille tigres du Bengale, tu peux me dire qui a le plus besoin de protection ? Choisis qui a la préférence dans la tête des gens. Oui, toi, choisis. Un Noir, un Chinois, un Ecossais qui meurt, ou un beau tigre assassiné par un chasseur.
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Cette nuit j'ai entendu François pleurer durant presque une heure. Au lieu de venir au lit, il est resté dans la chambre d'à côté, avec l'excuse qu'il avait des choses à faire. Il ne supporte pas la distance, il ne peut imaginer que je fais quelque chose à laquelle il ne participe pas, pour laquelle il ne compte pas: aller au travail, écrire, boire des verres. Il ne supporte pas que je vive. S'il le pouvait, il m'enfermerait dans une chambre, et reviendrait la nuit avec nourriture et bouteilles de vin. Cela le rendrait heureux, mais même comme ça il serait jaloux des livres que j'aurais lu durant son absence, des disque que j'aurais écouté, du soleil qui aurait touché mon visage. Ca ne l'amuserait même pas que je me sois dénudé pour me doucher si lui n'avait pas été là. Et tout ce cadre clinique - cette stratégie- appliquée à un élément qui vit à plus de mille kilomètres du chasseur. Mauvaise limonade.
(Traduction libre du contributeur à partir du texte original, p. 176)
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Une fois, je fus soulevée dans le noir par une ombre qui me traîna dans l'escalier jusqu'en bas. Quand nous sommes sortis dans la rue, l'ombre et moi, tout était sens dessus dessous, les gens criaient et couraient dans tous les sens. Les flammes montaient jusqu'au ciel et il y avait de la fumée partout. La maison de nos voisins brûlait. Le lendemain, j'ai appris qu'une des petites filles qui habitaient la maison était morte. "C'est un bout de bois sec et tordu qu'on a enterré", avais-je entendu dire, et cette image - un bout de bois sec et tordu -, avec l'absence, ont toujours représenté depuis, pour moi, la mort.
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en fermant les yeux, je voyais mes parents, ma grand-mère, mes voisins : ils étaient tous morts et, ces nuits-là, je me prenais à penser que, de tout ce qu’ils avaient été, il ne resterait rien ; rien de leurs efforts, de leur héroïsme taiseux, de leur effort presque toujours impossible pour préserver leur dignité dans les années difficiles de l’après-guerre civile, de la répression politique et de la faim. Le pays avait pris d’autres voies, et c’était comme si ce que j’avais vécu dans ma petite enfance et qui m’avait aidé à être ce que j’étais n’avait jamais existé. Il était douloureux pour moi de me dire que le terrible apport de souffrance qu’avaient fourni ces gens n’avait servi à rien.
Les arrivistes des deux bords avaient pris le pouvoir dans la nouvelle Espagne et s’écrivaient, pour leur usage personnel, une histoire sur mesure. Les nouveaux venus – qui, pour la plupart, se dépêchaient de s’enrichir – ne connaissaient pas ce sentiment de culpabilité diffus qui marquait la vieille couche dominante, engraissée à l’ombre de la dictature. Ils montraient de l’éclat, de l’intelligence, de l’inconscience (ils semblaient ne pas même comprendre la place qu’ils occupaient, et qu’ils avaient entre les mains les mécanismes du pouvoir) et une naïveté hautaine.
(...) Pendant que j’écrivais La belle écriture, je voulais que mon roman fasse fonction de pile voltaïque, de réservoir de toute cette quantité d’énergie humaine, de souffrance accumulée pendant quarante longues années qui menaçait de s’éteindre. J’aspirais à créer un fonds de réserve littéraire où je pourrais sauvegarder – emmagasiner – une partie de la douleur de mes parents, le récit de leur effort devenant pour moi une unité de mesure qui allait me servir à calibrer la fausse légèreté des nouveaux temps qu’il nous était donné de vivre.
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On passe la première partie de sa vie à s’habiller et la seconde à se déshabiller ». Maintenant, je comprends ce qu’il voulait dire et je sais qu’on ne se déshabille pas aisément et avec ordre, mais qu’on y met au contraire de la brutalité, et des lambeaux restent collés aux corps. Ces lambeaux qui se prennent dans nos jambes et nous empêchent de marcher librement pendant la seconde partie de notre vie, nous les appelons mémoire. La nudité désirée serait l’oubli.
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Le roman est, de par sa structure même, à cause de son exigence, propre à une culture de minorité, de bourgeois, qui s'enferment dans leur chambre (avoir une pièce à soi, demandait Virginia Wolf) pour lire à la lumière d'une bougie, d'une lampe: on lit dans la solitude, la lecture publique est une chimère, chacun va son chemin au compas du livre (...). La musique des livres n'est pas comme celle des musiciens d'orchestre qui résonne de la même façon à tous, au même moment, mathématique: dans le roman c'est le lecteur qui construit la musique tandis qu'il chemine à travers le livre.
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Je pense que les gens sucent la bite des autres parce qu'ils ne peuvent pas leur sucer la moelle. Survivances du cannibalisme. Tu n'as pas remarqué qu'on arrête pas de se mordre quand on baise? Et pendant qu'on tire son coup, on dit mange-moi tout entier, et moi, je vais te manger, toi.
p.89
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