Citations de Rainer Maria Rilke (1481)
C'EST POUR T'AVOIR VUE
C'est pour t'avoir vue
penchée à la fenêtre ultime,
que j'ai compris, que j'ai bu
tout mon abîme.
En me montrant tes bras
tendus vers la nuit,
tu as fait que, depuis,
ce qui en moi te quitta,
me quitte, me fuit...
Ton geste, fut-il la preuve
d'un adieu si grand,
qu'il me changea en vent,
qu'il me versa dans le fleuve ?
Pourquoi, Bien-Aimée, n'es-tu pas
l'une des étoiles ?
Je pourrais croire que tu montes à l'horizon
après le passage hésitant du soir
sûrement,
reconnaissable, pour moi
qui regarde à l'infini,
à sa distance et sa lumière.
Paris, mai 1913
Et l'art n'a rien fait sinon nous montrer le trouble dans lequel nous sommes la plupart du temps. Il nous a inquiétés, au lieu de nous rendre silencieux et calmes. Il a prouvé que nous vivons chacun sur une île ; seulement les îles ne sont pas assez distantes pour qu'on y vive solitaire et tranquille. L'un peut déranger l'autre, ou l'effrayer, ou le pourchasser avec un javelot - seulement personne ne peut aider personne.
Viens avec moi. Le matin ne le saura jamais,
et dans la maison nulle lampe n'épiera ta beauté...
Ton parfum imprègne comme un printemps les oreillers :
le jour a mis tous mes rêves en pièces, -
tresses-en une couronne.
Munich, février 1897
Je suis chez moi entre le jour et le rêve.
Pour me fêter ( publié en 1899 )
Je ne sais pas encore souffrir comme il faudrait,
et cette grande nuit me fait peur ;
mais si c'est là ta nuit, qu'elle me soit pesante, qu'elle m'écrase,
que toute ta main soit sur moi,
et que je me perde en toi dans un cri.
Nous n'avons aucune raison d'éprouver de la méfiance à l'égard de notre monde, car il n'est pas tourné contre nous. S'il recèle des peurs, ce sont NOS peurs ; des abîmes, ils sont nôtres ; présente-t-il des dangers, nous devons tenter de les aimer. Et si seulement nous faisons en sorte que notre vie soit commandée par le principe qui nous enjoint de nous en tenir toujours à ce qui est difficile, ce qui nous semble encore être le plus étranger deviendra bientôt ce qui nous sera le plus familier et le plus cher. Comment pourrions-nous oublier ces vieux mythes qu'on trouve à l'origine de tous les peuples, les mythes où les dragons se transforment en princesse à l'instant crucial ; peut-être tous les dragons de notre vie sont-ils des princesses qui n'attendent que le moment de nous voir un jour beaux et courageux. Peut-être tout ce qui est effrayant est-il, au fond, ce qui est désemparé et qui requiert notre aide.
Lettre du 12 août 1904.
T'appuyant, fraîche claire
rose, contre mon oeil fermé-,
on dirait mille paupières
superposées
contre la mienne chaude.
Mille sommeils contre ma feinte
sous laquelle je rôde
dans l'odorant labyrinthe.
L'avenir est fixe, c'est nous qui sommes toujours en mouvement dans l'espace infini.
Souviens-toi de gens que tu as trouvé rassemblés sans qu'ils aient encore partagés une heure. Par exemple des parents qui se rencontrent dans la chambre mortuaire d'un être vraiment cher. Chacun, à ce moment-là, vit plongé dans son souvenir à lui. Leurs mots se croisent en s'ignorant. Leurs mains se ratent dans le désarroi premier. - Jusqu'à ce que derrière eux s'étale la douleur. Ils s'asseyent, s'inclinent et se taisent. Sur eux bruit comme une forêt. Et ils sont proches l'un de l'autre comme jamais.
Vois, nous n'aimons pas comme les fleurs, poussés
par l'unique saison d'une année; il monte dans nos bras, quand nous aimons,
une sève immémoriale. Ô, jeune fille, tout
ceci : je veux dire qu'en nous nous aimions, non point un être unique, et à venir,
Mais la fermentescence innombrable; non pas un seul enfant,
mais les pères qui sont au fond de nous, couchés
comme des débris de montagne ; mais le lit de fleuve asséché
de mères de jadis; mais tout
le paysage de silence sur qui est suspendue une fatalité
de nuages ou d'azur : voici donc, jeune flle, ce qui t'a devancée.
Sous les buissons partout empoussiérés
c'est un passage d'eaux vivantes
radieuses de répéter
que ce qui passe chante.
-
ce qui nous abrite à la fin,
c'est l'insécurité de notre être ; et de l'avoir
retournée en Ouvert, quand nous l'avons vue menacer,
pour, dans le cercle le plus vaste, quelque part
où la loi nous atteint, lui dire oui.
Muzot, 16 & 4 juin 1924
(extraits, pp. 81-82)
Cette solitude dans laquelle je me suis affermi depuis vingt ans ne saurait devenir une exception, un "congé" que je devrais quémander, sur présentation de justifications diverses, auprès d'un bonheur surveillant. Je dois vivre en elle sans limitations. Elle doit rester la conscience fondamentale où je puisse toujours revenir, non pas dans l'intention de lui extorquer sur l'instant, tout de suite, tel ou tel gain, non pas dans l'espoir qu'elle me soit fructueuse ; mais involontairement, discrètement, innocemment : comme au lieu qui est le mien.
Toute intention critique est en effet trop éloignée de moi. Rien n'est moins capable d'atteindre une oeuvre d'art que des propos critiques : il n'en résulte jamais que des malentendus plus ou moins heureux.
Il suffit que, sur un balcon
ou que dans l'encadrement d'une fenêtre,
une femme hésite....pour être
celle que nous perdons
en l'ayant vue apparaitre
Et si elle lève les bras
pour nouer ses cheveux, tendre vase,
combien notre perte par là
gagne souvent d'emphase
et notre malheur d'éclat :!
Ô puisse l'homme ressentir avec plus d'humilité ce secret dont la terre est pleine jusque dans les moindres choses, puisse-t-il s'en faire avec plus de gravité le dépositaire, puisse-t-il supporter et percevoir combien il est terriblement difficile au lieu de le prendre à la légère.
Lettre du 16 juillet 1903.
Rose, ô pure contradiction, volupté
de n'être le sommeil de personne
sous tant de paupières
Son épitaphe (traduite de l'allemand)
Que veux-tu ? gémit-il.
Traina sourit doucement : " Danser "
Et elle leva ses bras sveltes et délicats d'enfant et les fit doucement, lentement flotter de haut en bas et de bas en haut, comme si ces mains brunes allaient se transformer en ailes. Elle renversa la tête, profondément, au point que ses cheveux noirs glissèrent de tout leur poids, et elle offrit à la première étoile son sourire étranger. Ses pieds nus, aux attaches légères, cherchaient un rythme en tâtonnant, et il y avait dans son jeune corps un balancement et un enlacement, à la fois volupté consciente et abandon sans volonté, comme on les trouve chez les fleurs délicates aux longues tiges quand elles reçoivent le baiser du soir.
Extrait de Kismét Scène de la vie tzigane
Décrivez vos tristesses et vos désirs, les pensées qui vous traversent l'esprit et la croyance à une beauté quelle qu'elle soit - décrivez tout cela en obéissant à une honnêteté profonde, humble et silencieuse, et, pour vous exprimer, ayez recours aux choses qui vous entourent, aux images de vos rêves et aux objets de vos souvenirs. Si votre vie quotidienne vous paraît pauvre, ne l'accusez pas ; accusez-vous plutôt ; dites-vous que vous n'êtes pas assez poète pour en convoquer les richesses. Pour celui qui crée, il n'y a pas, en effet, de pauvreté ni de lieu indigent, indifférent. Et quand bien même vous seriez dans une prison dont les murs ne laisseraient rien percevoir à vos sens des bruits du monde, n'auriez vous pas alors toujours à votre disposition votre enfance, sa richesse royale et précieuse, ce trésor des souvenirs ? Portez là votre attention. Cherchez à éveiller les sensations englouties de ce lointain passé ; votre personnalité en sera confortée, votre solitude en sera élargie pour devenir cette demeure à peine visible loin de laquelle passera le vacarme des autres.
Il m'arrive de passer devant de petites boutiques, dans la rue de Seine par exemple. Des brocanteurs, ou de petits bouquinistes, ou des marchands de gravures, dont les vitrines sont pleines à craquer. Jamais personne n'entre chez eux, ils ne font pas d'affaires, visiblement. Mais si l'on regarde à l'intérieur, ils sont assis, ils sont assis et ils lisent, insouciants ; ils ne se font pas de souci pour le lendemain, ne vivent pas dans l'angoisse de la réussite, ils ont un chien qui est assis devant eux, de bonne humeur, ou un chat, qui amplifie encore le silence en effleurant le dos des rangées de livres comme pour en effacer les noms.
Si cela suffisait, hélas ! J'ai parfois envie de m'acheter une de ces vitrines bien remplies et de m'asseoir derrière pour vingt ans, avec un chien.