
Cette époque est faite de brisures, de morcellements. Elle est faite de fuites. Là où le monde n’a plus rien à offrir sinon l’ombre de ses échecs, l’artiste conserve malgré tout le désir de reprendre sa liberté et avancer selon ses lois propres. Or, peut-il encore le faire en s’inscrivant dans des paradigmes passés et suivre la linéarité d’une pensée et d’un vécu chronologiques, prévisibles et plats ? Dans un temps où les repères étaient à portée de main, tenus par un cadre plus ou moins stable – philosophique, artistique, social, politique – l’on pouvait créer et écrire comme l’on vivait : de manière homogène et linéaire ; en suivant le cours du temps. Les prés carrés étaient nombreux et portaient parfois même le nom d’avant-gardes.
Aujourd’hui, ce cadre n’est plus. Il ne cesse de se contorsionner, de se hacher, de se déliter. L’artiste, l’écrivain aussi, ne peut plus croire aux formes d’avant, ni même à la possibilité d’une forme arrêtée. Il n’a plus que le choix de jouer de et avec son art, conscient de la fragilité de la scène sur laquelle on l’attend pour le juger. Mais sous quelle forme ?
"La vie doit s’échapper du roman comme un diable venant à être découvert, courant nu devant des yeux ébahis. Et il doit être à ce point réel qu’on en ait peur, qu’on en ressente l’effroi immédiat, la sensation imminente d’un dérangement profond de nos sens, un déplacement qui vient à opérer dans la perception même de la réalité. Voilà la chose, le loup aux yeux mouvants que la littérature doit faire bondir sur nous au point de mordre les certitudes de ce que nous sommes dans notre monde. Aucune servilité, aucune docilité, mais la chair chaude et frémissante d’une nouvelle réalité sur laquelle « le regard sans pudeur et sans courtoisie, comme le désir nu de la chair préférée » dont parle Gracq, se posera."
- Raluca Belandry, extrait de la préface de la Revue Daïmon n°3
La dichotomie entre prose et vers correspondant à celle entre réalisme et lyrisme ne peut plus être. Depuis les modernistes, les surréalistes, le grand soupçon du nouveau roman, la frontière vacille au point de se briser, en ce début de siècle nouveau.