Raphael Confiant vous présente son ouvrage "La muse ténébreuse de
Charles Baudelaire" aux éditions Mercure de France. Rentrée littéraire automne 2021.
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la-muse-tenebreuse-de-charles-baudelaire
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La baïonnette qui s'enfonce dans le corps blanc efface d'un seul trait des siècles d'agenouillement, d'humiliation. Le Teuton, qui vous fait face, à l'instant où vous jaillissez de votre tranchée parce que l'ordre de fondre sur l'ennemi vous a été donné, ce Teuton au visage juvénile, souvent imberbe, aux yeux d'une claireté si bouleversante d'innocence, voire de tendresse - allez savoir! -, ce Teuton-là devient le Béké, le Blanc créole, devant lequel les vôtres et vous n'ont jamais pu que courber l'échine et balbutier "oui, missié".
Nos frères d'armes africains étaient les plus mal lotis : ils étaient repoussés par les soldats blancs lorsqu'ils tentaient de s'approcher trop près des feux et leur religion leur interdisait de boire de l'alcool. Peu d'entre eux savaient parler français et ils nous observaient, nous les Créoles, comme des bêtes curieuses, tenant dans leurs langues des propos d'évidence peu amènes à notre endroit. Il est vrai qu'ils étaient toujours les derniers servis lors des repas. D'abord, les Blancs, puis les Antillais, ensuite les Arabes et enfin les Africains. Ainsi en avait décidé notre capitaine dès le premier jour, fulminant "Marche ou crève! Marche ou crève!" lorsqu'il nous arrivait de traîner le pas.

Dans ma salle de classe, la carte de France, apposée à côté du tableau, est la première chose que je vois en ouvrant la porte de celle-ci le matin. J'y pénètre toujours un bon quart d'heure avant la cloche afin de vérifier si les lieux ont bien été nettoyés et si les encriers ont été remplis d'encre violette. C'est que je tiens à ce que les enfants que j'accueille, fussent-ils pour certains, de petits campagnards crottés, la vénèrent, car étudier est le seul et unique moyen pour eux d'échapper à la servitude dans les champs de canne à sucre du Blanc créole et à la semi-servitude des emplois municipaux. Je sais bien que la plupart d'entre eux la quitteront avant l'heure. Parce que le français est trop raide pour leur esprit. Parce que leur mère n'a plus les moyens de se passer de leurs bras. Parce qu'ils souffrent de faim et qu'ils font l'école buissonnière pour aller se gaver de fruits. Parce que... Parce que... Mais au moins, si je peux en sauver un ou deux chaque année, j'ai le sentiment du devoir accompli.
Là-bas, ils n'ont pas besoin de soldats noirs! C'est un grand pays, mille fois plus vaste que notre Martinique, dix mille fois plus peuplé. Ils ont une armée vaillante qui a toujours su combattre l'ennemi, et même quand elle a pu connaître des défaites, elle a relevé la tête. Elle a toujours fait front. Et la victoire toujours était au rendez-vous!...
Tous mes camarades de voyage présentaient les stigmates des batailles où on les avait jetés. Ceux de la Somme et de la Meuse surtout. Pas un à qui ne manquait un bras, une jambe. Pas un qui n'eût la tête cabossée ou les hanches démantibulées. Sans même parler de ceux qui avaient perdu la vue. Et moi, parmi ces éclopés, je faisais figure de miraculé, et parfois m'en étonnais moi-même. Pourtant, personne ne pouvait me reprocher d'avoir été un embusqué. Je m'étais même trouvé en première ligne à bord du démineur Le Bouvet pour aller taquiner l'ennemi ottoman.
Je n'ai pas besoin d'entendre ça, mon Nègre. Le Bosphore, les Dardanelles, la mer de Marmara et tout ça, je ne sais pas à quoi ça ressemble, mais pour moi, c'est des endroits où habite le Diable. Toi-même, oublie-les, oui!
Chaque fois que j'arrive à hauteur de cette foutue statue de Soldat inconnu nègre, je ne peux m'empêcher de déposer ma brouette pour rigoler mon compte de rigolades, ce qui énerve mes chiens Gallipoli et Marmara. (...) Qu'est-ce-qu'il connaît de la guerre, ce zouave drapé dans son uniforme bleu et portant fièrement son casque gris sur lequel les merles viennent chier de jour et les chauves-souris de nuit? A-t-il goûté comme moi à l'enfer des Dardanelles, hein? sait-il ce que c'est que d'être enterré au fond d'une tranchée dans un pays de merde dont j'ai fini par oublier le nom - Grèce? Turquie? Bulgarie? - où la température ne cesse de monter-descendre, vous faisant tantôt crever de chaleur tantôt mourir de freidure?
Ils ne savent pas que ce plaisir qui s'est emparé de vous, à l'inverse du leur, vous intranquillise. Ni que leur ennemi, le Teuton, n'est pas vraiment le vôtre, n'a jamais été le vôtre en fait. Qu'au moment même où vous avez enfoncé la baïonnette dans les génitoires de celui qui vous a fait face, ce n'était ni sa nationalité, ni sa religion, ni sa langue que vous aviez cherché à détruire, mais son être même. Sa race. Ou, plus exactement, sa couleur. Oui, voilà: vous avez combattu la blancheur et non le Teuton. Cette blancheur qui, pour une fois, se trouvait à votre portée, que vous pouviez atteindre. Cette blancheur sur laquelle vous étiez autorisé à porter la main. Autorisation donnée par d'autres Blancs!
Si a tu ventana llega un burro flaco,
Trátalo con desprecio que es un Austriaco,
Ni siquiera lo mires por tu ventana,
Porque no quiere gringos la Mexicana.
(Si à ta fenêtre se présente un âne maigre,
Traite-le avec mépris car il s’agit d’un Autrichien,
Ne lui accorde même pas un regard par ta fenêtre
Parce que la femme mexicaine n’aime pas les gringos.)
L’ennemi juariste se trouvait donc tapi au coeur même de la capitale du nouvel empire….
La colonne de taxis a décidé de saluer la population qui s'est massée au bord des rues et applaudit à tout rompre. Cette dernière chante aussi La Marseillaise, reprise en choeur par les occupants de quelque six cents taxis qui foncent sur l'ennemi. Bébert cogne l'épaule du chauffeur:
- Hé, tu nous réponds ou quoi? On va où comme ça?
- Dans la Marne...
- La quoi? Mais c'est pas dans le Midi,ça!
-Voyez ça avec vos supérieurs! Moi, je fais ce qu'on me dit de faire, c'est tout.
- Ca chauffe là-bas alors?
- A ce qu'il paraît, oui...On nous a réquisitionnés parce que les trains sont bondés et aussi parce que certaines lignes ferroviaires ont été détruites par les Allemands.