Grace avait souvent eu l’impression d’être double, toujours en
porte-à-faux, mais quand les garçons avaient été incarcérés, la vie d’une des
deux Grace s’était arrêtée comme une pendule. Puis elle s’était remise à battre.
Elle n’avait plus d’emprise sur Riley désormais, ignorant ce qu’il ferait, où il
irait, et ces inconnues faisaient naître en elle une terreur intime, informe.
Elle avait laissé ses mensonges derrière elle, à Garland, sans surveillance
possible.
Elle n’avait pas de relation à
protéger, de véritable carrière ou de réputation. Et si un fantôme malveillant
du passé la retrouvait ici, à Paris, ce ne serait pas Riley ou Alls mais la
police, à cause du tableau ; ou Wyss, le prétendu collectionneur, à cause du
tableau encore une fois ; ou la brute que Wyss avait envoyée pour la tabasser la
première fois.
La personne sur
laquelle j’ai bâti ma vie, ces dix dernières années et tout mon avenir, la seule
et unique personne dont je puisse vraiment dire qu’elle m’appartient (ça,
c’était une pique) vient de commettre une multitude d’infractions avec les
abrutis qui lui servent de copains et tu penses que je devrais rentrer à la
maison pour le soutenir ? »
Elle avait rêvé qu’elle l’aiderait, mue par la pitié ou l’altruisme d’une aînée. Mais la jeune femme n’avait aucun de ces penchants. Elle était l’une des six filles d’un épicier de la Pologne rurale et n’avait pas vu sa famille depuis plus de dix ans. Hanna n’avait jamais reçu l’aide de personne, d’après ce que Grace avait compris. Leur amitié souvent
houleuse était le fruit d’un respect professionnel mutuel.
« Si tu ne peux pas
être à moi, tu ne seras à personne d’autre, lui avait-il dit, et quand j’en
aurai fini, plus personne ne voudra de toi. » Il avait purgé une peine de
quatorze ans et lui avait écrit des milliers de lettres. Elle avait perdu un
œil. À sa sortie de prison, elle l’avait épousé.
Maintenant qu’il l’avait définitivement enfermée, il entendait sa voix filtrer sous la porte. Elle ne criait pas. Elle posait une question. Ellexne cessait de poser une question qu’il ne comprenait pas – il ne percevait sa voix de crécelle, lointaine, tels les miaulements d’un chat prisonnier d’un sous-sol.
Elle n'était qu'une gamine,et l’instant d’après devenait la moitié d’un « nous ». Les parents de Riley et leurs professeurs les trouvaient adorables, dignes des Petites Canailles, mais Riley avait trois grands frères et la précocité qui va avec cette fratrie alors que Grace n’avait personne d’autre.
Même mentir à un parfait inconnu pouvait procurer un sentiment d’intimité si on limitait le contact.
Ils avaient été envoyés en prison à cause d’elle en vérité. Grace
rêvait d’avouer à quelqu’un ce qu’elle avait fait. Elle n’avait jamais eu d’ami
à part Riley, et Hanna aujourd’hui. Elle ne pouvait avoir qu’un ami à la fois.
Il a la belle vie, expliqua-t-elle. Nous sommes heureux. Il n’a pas besoin d’argent. Ses parents l’aident. Et en plus, ajouta-t-elle, j’aurais ét au courant. Il n’aurait pas pu me cacher une chose pareille. Il me dit tout.
Absolument tout.