Dana se munit de son fusil — une arme à canon simple qui ne conservait son intégrité que par la vertu de bouts de fil de fer et de liens de rotang — et s'en alla chasser le cochon sauvage. Leon et Inghaï s'éloignèrent eux aussi pour pêcher au harpon. Nullement épargné par l'humidité ambiante, le Balkan Sobranie dont j'avais bourré ma pipe avait à peu près le même fumet qu'un coulis de graillons, et plus j'absorbais d'arak, plus j'avais l'impression que pour obtenir pareil breuvage on avait assurément distillé du sparadrap fermenté. Sans compter qu'un étouffe-bougre pareil ne tarde guère à vous donner des visions.
La preuve, c'est que sur la berge d'en face je vis une bande de mousseline blanche se détacher de l'exubérant fouillis d'arbres et de lianes pour évoluer au-dessus de la rivière et la traverser en diagonale, par de lentes et molle ondulations faisant songer à celle d'une lamproie dans un lac. Apparition très féminine, ma foi, évocatrice de tout ce dont l'absence commençait à me peser quelque peu : soie froufroutante, petites culottes de dentelle, porte-jarretelles mystérieusement compliqués, longs bas clairs et soyeux glissant au bas du lit. Je considérai l'arak avec un respect accru et en pris un autre gorgeon.
Au terme d'un laborieux débat intérieur, une interrogation finit par se préciser dans mon esprit. Et si — comme il n'était pas interdit d'en formuler l'hypothèse par commodité —, oui, et si ce que je voyais n'était pas un porte-jarretelles, mais un papillon ?
- Et quand vous pêche pas ? dis-je , vaguement conscient que j'avais perdu le contrôle de ma bipédie , mais également de mon langage .
-On s'arrête de pêcher seulement quand le vent de face est plus puissant que les moteurs . C'est simple .
Un singulier gloussement éclata derrière nous, comme si soudain toute la jungle était en liesse. Dana, Léon et Inghaï s’étaient adossés aux rochers. Quand ils jugent quelque chose désopilant et savent qu’ils en ont pour un bon bout de temps à se bidonner, les Ibans commencent par s’allonger.
Dana, Léon et Inghaï s’étaient allongés.
- Toi meilleur essayer avec harpon ! s’égosilla Léon, secoué d’un rire irrépressible.
Nous partîmes, comme je le croyais, pour nous baigner. Je me déshabillai, sautai à l'extrémité d'un arbre mort dans l'eau noire et profonde et me suis mis à nager dans l'eau fraîche… « Reviens ! » entendis-je à travers le gargouillis de l'eau dans mes oreilles. « Reviens ! »
C'était le cri le plus aigu que Marcellin pût produire, un appel angoissé. « Redmond ! Des crocodiles ! » De bout sur son arbre, il agitait les deux bras. « C'est le plus gros crocodile que j'aie jamais vu ! Il vit dans l'angle ! Crocodile ! Crocodile ! »
Je pris conscience de mes génitoires blanches, sans protection, qui pendait comme un appât à poissons. L'écorce de l'arbre était distante de vingt longs mètres, noirs et opaques.
« Tu n'appendras jamais rien ? dit Marcellin, trop en colère pour jurer, alors que je me hissais sur la berge, sain et sauf mais agité de tremblements. Tu n'apprendras donc jamais rien ? On ne sa baigne pas. On se lave. Quand on dit se baigner, ça veut simplement dire se laver. Et quand l'eau est noire et profonde, on se lave à un pas de la rive. Pas plus »
A présent les jeunes filles se livraient à une manière de ballet, avançant sur toute la longueur de la scène au son d'une musique douce et rythmique, puis reculant. Souples, graciles, encore adolescentes, c'était un ravissement pour les yeux que de les regarder danser, et après la rudesse des évolutions masculines, les leurs avaient quelque chose de délicieusement fragile. Dans un ensemble parfait et par de petits frémissements des poignets et des doigts, de légers ondoiements des bras, d'harmonieuses flexions de tout le corps, elles mimaient le vol nonchalant du calao. Le pas en avant qu'elles exécutaient en mesure soulignait les contours de leurs jambes sous leurs longs sarongs, et le gracieux rejet de leur buste vers l'arrière, quand elles s'immobilisaient pour inverser le mouvement, révélait sous les tee-shirts la fermeté de leurs seins.
- Le Touaï Roumah il croire nous jamais atteinder si loin. Très loin.
- Et pourquoi ? A cause des rapides ?
- Non, mon cher ami. A cause Djamze vieux vieux vieux, et toi gros gros gros !
-Mais non, aucune inquiétude, il n'y a pas de fièvre jaune dans ce secteur!
-Comment tu le sais, toi?
-Je l'ai lu
Quiconque se retrouvait seul était en danger ; la solitude conduisait à la folie ; un homme isolé était une proie facile pour les esprits errants ; les amis devaient toujours rester groupés, et parler. [...]
Les fétiches possédaient un avantage théologique certain. [...] Le christianisme n'avait pas de réponse à la plus simple des questions : pourquoi un Dieu qui aime tout le monde laissait-il nos enfants mourir ? Et, de plus, était-ce vraiment nécessaire qu'il y ait deux mille maladies de la peau différentes ?