Ce constat a un effet miroir sur moi. Peu importe que je me sente à l’intérieur de moi comme si je n’avais encore que vingt et un ans, il doit, lui aussi, enregistrer des signes de cet ordre sur ma personne : taches sur mes mains, la peau de mon cou qui s’affaisse de même que celle sous mes bras, pour ne nommer que cela.
Certains patients devaient, eux, être toujours en retard tout comme moi j’étais toujours à l’heure ? S. me le confirme d’un air quelque peu résigné. Ma discipline ne doit pas l’avoir trop incommodé. J’aime penser qu’à ce chapitre nous vibrons à l’unisson. Je vois là une autre marque du sérieux de notre relation.
Je ne sais plus si le film a pour titre L’argent fait le bonheur ou L’argent ne fait pas le bonheur. J’hésite. On préfère être dans le clan de ceux qui affirment que l’argent ne fait pas le bonheur, cette caste semble plus noble que l’autre, non ? Peut-on être à ce point arrogant et tonner que posséder des sous est synonyme de joie, de plénitude ? Je suis incapable de trancher. Mon sens moral préférerait que le titre soit L’argent ne fait pas le bonheur.
C’est que, tous deux, nous sommes issus d’un milieu modeste. Et que nous avons, tous deux, comme bien d’autres de notre génération, accédé à l’univers de la culture. Bien que foisonnent autour de moi les exemples de gens qui ont aussi vécu ce grand écart, ce changement de classe sociale faisant d’eux des transfuges, cela n’atténue aucunement la force de ce genre de situation qui soude deux individus.
On parle de perte de contact avec la réalité quand on évoque les malaises des schizophrènes. Je le sais, le frère d’une amie souffre de ce mal et ce qu’elle m’en raconte me terrorise. Il ne dort pas la nuit, il écrit des lettres vindicatives à son psychiatre, il ne travaille pas. J’ai terriblement peur que ce soit ce qui m’arrive, car ne suis-je pas en train de perdre contact avec la réalité ?
Certains patients devaient avoir besoin de relaxation plus intense, il fallait s’occuper activement de leurs corps. Toujours je le précédais ainsi pour ensuite pénétrer dans la pièce blanche où je me confiais à lui – un espace exigu, un lieu sans confort aux murs nus, meublé avec deux chaises de métal égratigné aux sièges recouverts d’une cuirette craquelée.
Il y avait tant de rideaux d’angoisse à lever. J’avais aussi des problèmes de nature sexuelle, l’impossibilité de m’abandonner au plaisir. J’avais lu L’orgasme au féminin, une ode, entre autres choses, à la masturbation, et S. me prescrivait la même médecine : il fallait d’abord connaître son corps, un préalable avant d’en jouir avec d’autres.
C’est un plaisir énorme que j’ai partagé avec lui dans des moments parfois douloureux. Il ne s’agit pas de dire que nous nous complaisions dans les calembours. Mais il arrive que, même au sein d’un événement difficile et tortueux, les mots dans leur matérialité puissent nous aiguiller sur des pistes plus clémentes. Jusqu’à nous faire rire !
Mes rêves, qui vont rapidement prendre toute la place au sein de mon rituel d’écriture quotidien, piocheront eux aussi dans ma mémoire, à volonté ! Car, s’ils récoltent immanquablement des éléments survenus au cours des dernières vingt-quatre heures dans la vie de la dormeuse que j’étais alors, ils les amalgament à d’autres plus anciens.
À partir du moment où je me suis allongée sur le divan de S., j’ai souvenir que toutes mes séances débutaient par le récit de mes rêves. Celles-ci se déroulant à des heures diverses, j’essayais de ne pas trop penser à mes aventures nocturnes avant de les lui raconter, de ne pas trop les déflorer, de ne pas les interpréter à l’avance.