La confusion était à son comble, la capitale en ébullition. L'Arbre s'était invité à tous les carrefours de la capitale et ses « Grands Messieurs » - surnom évocateur dont les avaient affublé les enfants - se montraient toujours plus envahissants. Ils entravaient la circulation et obstruaient progressivement les grandes artères de leurs rangées de troncs impeccablement alignés le long des trottoirs - ou bien au milieu des chaussées…
La plupart du temps, Petit Nounours demeurait immobile et mélancolique, l'expression fixe, un peu perdu dans ses songes. Comme si son regard ne connaissait pas les barrières de l'horizon. Comme si la planète Terre n'était qu'un passage obligé, un chemin de rédemption semé de sang et de larmes.
Si l'on en croit la légende racontée aux enfants de la Confédération, les vingt-six sociétaires de la Compagnie des Ours Nains - un par canton - se rendent invisibles. Soit par la formation d'un halo cotonneux à leur approche, soit, plus prosaïquement, parce qu'ils ont volontairement rompu en visière avec l'homme - mémoire de massacres ayant décimé les leurs, mépris des humains à leur endroit. Sur le plan démographique, leur population demeure stable, dans la mesure où la mort de l'un d'entre eux est aussitôt compensée par l'apparition de son double, au pied levé, selon une régulation automatique. (...) Réincarnation par l'opération du Saint-Esprit, ou substitution à distance par le Malin? Le conte laisse planer le doute sur le phénomène. Quelques illuminés, adeptes de la physique quantique - ou du charlatanisme - prétendent même que les vingt-six petits ours seraient capables d'apparaître simultanément en deux endroits différents. D'autres prétendent avoir senti leur odeur boisée, mais en réalité, personne ne les a jamais vus. (...)
Toujours selon la légende, la confrérie ne se réunit qu'une fois l'an, dans une petite prairie, près des rives du Lac des Quatre Cantons, pendant quarante-huit heures. (...) Festins auxquels Petit Nounours ne fut jamais invité. Et pour cause, ignoré de tous, il était en trop - le vingt-septième, le pelé, le galeux, qui aurait l'équilibre et par qui le malheur serait arrivé.
L'absorption quotidienne d'un gland lui suffisait pendant la saison hivernale. Aux beaux jours, l'animal se contentait d'une fraise des bois, d'une cerise tombée à terre, ou d'une mirabelle.
Dans ce nouveau paysage, un système de rames de métro en continu fut mis à l'étude et bientôt opérationnel. Il avait pour objectif de multiplier par dix le nombre des usagers. Désormais, chaque rame précèderait l'autre de cinquante mètres seulement. A terme, cette distance serait encore réduite, de telle sorte que les convois se confondissent presque. Par ailleurs, le coefficient de frottement de rames dites autonomes (les voitures glissant littéralement sur les voies) serait encore diminué et la vitesse de la "grande chenille" - surnom bien dans l'air du temps donné par les Parisiens à leur principal moyen de déplacement - en serait encore accrue. Pour les rendre plus performantes et en accélérer le débit, il fut même question de tester des rames qui ne marqueraient même plus de véritables temps d'arrêt en station : elles y circuleraient à la vitesse du pas de l'homme et des voyageurs dûment accrédités prendraient en charge en station les personnes âgées ou infirmes pour les faire accéder au wagon. En contrepartie, le prix du billet serait réduit de dix pour cent pour ces bonnes âmes, équipes qualifiées par la RATP de "relais de la mobilité".
En d'autres circonstances, trop rares à son goût, le petit animal dévoilait sa véritable nature, farceuse et ingénue.
Petit Nounours considérait la vie comme un cycle dont la fin était identique à ses prémisses. Il était issu du ciel, le parachute matérialisant cette idée. Il y remonterait à l'heure de sa mort. Ainsi, la boucle serait bouclée.
Il se réveillait la nuit la truffe et le pelage mouillés d'angoisse. Et personne n'était là pour le réconforter.
Petit Nounours demeurait un petit sauvage, solitaire et victimaire au plus profond de lui-même.