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Citation de Sayfullah


La science, telle que la conçoivent nos contemporains, est uniquement l’étude des phénomènes du monde sensible, et cette étude est entreprise et menée de telle façon qu’elle ne peut, nous y insistons, être rattachée à aucun principe d’un ordre supérieur ; ignorant résolument tout ce qui la dépasse, elle se rend ainsi pleinement indépendante dans son domaine, cela est vrai, mais cette indépendance dont elle se glorifie n’est faite que de sa limitation même. Bien mieux, elle va jusqu’à nier ce qu’elle ignore, parce que c’est là le seul moyen de ne pas avouer cette ignorance ; ou, si elle n’ose pas nier formellement qu’il puisse exister quelque chose qui ne tombe pas sous son emprise, elle nie du moins que cela puisse être connu de quelque manière que ce soit, ce qui en fait revient au même, et elle prétend englober toute connaissance possible. Par un parti pris souvent inconscient, les « scientistes » s’imaginent comme Auguste Comte, que l’homme ne s’est jamais proposé d’autre objet de connaissance qu’une explication des phénomènes naturels ; parti pris inconscient, disons-nous, car ils sont évidemment incapables de comprendre qu’on puisse aller plus loin, et ce n’est pas là ce que nous leur reprochons, mais seulement leur prétention de refuser aux autres la possession ou l’usage de facultés qui leur manquent à eux-mêmes : on dirait des aveugles qui nient, sinon l’existence de la lumière, du moins celle du sens de la vue, pour l’unique raison qu’ils en sont privés. Affirmer qu’il y a, non pas simplement de l’inconnu, mais bien de l’« inconnaissable », suivant le mot de Spencer, et faire d’une infirmité intellectuelle une borne qu’il n’est permis à personne de franchir, voilà ce qui ne s’était jamais vu nulle part ; et jamais on n’avait vu non plus des hommes faire d’une affirmation d’ignorance un programme et une profession de foi, la prendre ouvertement pour étiquette d’une prétendue doctrine, sous le nom d’« agnosticisme ». Et ceux-là, qu’on le remarque bien, ne sont pas et ne veulent pas être des sceptiques ; s’ils l’étaient, il y aurait dans leur attitude une certaine logique qui pourrait la rendre excusable ; mais ils sont, au contraire, les croyants les plus enthousiastes de la « science », les plus fervents admirateurs de la « raison ». Il est assez étrange, dira-t-on, de mettre la raison au-dessus de tout, de professer pour elle un véritable culte, et de proclamer en même temps qu’elle est essentiellement limitée ; cela est quelque peu contradictoire, en effet, et, si nous le constatons, nous ne nous chargerons pas de l’expliquer ; cette attitude dénote une mentalité qui n’est la nôtre à aucun degré, et ce n’est pas à nous de justifier les contradictions qui semblent inhérentes au « relativisme » sous toutes ses formes. Nous aussi, nous disons que la raison est bornée et relative ; mais, bien loin d’en faire le tout de l’intelligence, nous ne la regardons que comme une de ses portions inférieures, et nous voyons dans l’intelligence d’autres possibilités qui dépassent immensément celles de la raison. En somme, les modernes, ou certains d’entre eux du moins, consentent bien à reconnaître leur ignorance, et les rationalistes actuels le font peut-être plus volontiers que leurs prédécesseurs, mais ce n’est qu’à la condition que nul n’ait le droit de connaître ce qu’eux-mêmes ignorent ; qu’on prétende limiter ce qui est ou seulement limiter radicalement la connaissance, c’est toujours une manifestation de l’esprit de négation qui est si caractéristique du monde moderne. Cet esprit de négation, ce n’est pas autre chose que l’esprit systématique, car un système est essentiellement une conception fermée ; et il en est arrivé à s’identifier à l’esprit philosophique lui-même, surtout depuis Kant, qui, voulant enfermer toute connaissance dans le relatif, a osé déclarer expressément que « la philosophie est, non un instrument pour étendre la connaissance, mais une discipline pour la limiter », ce qui revient à dire que la fonction principale des philosophes consiste à imposer à tous les bornes étroites de leur propre entendement. C’est pourquoi la philosophie moderne finit par substituer presque entièrement la « critique » ou la « théorie de la connaissance ».
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