J'ai relu La Route bleue de Kenneth White
« De toute façon, je voulais sortir, aller là-haut et voir. »
Dans La Route Bleue, récit de voyage, journal de bord, livre d’une aventure intérieure, le Labrador existe d’abord dans le souvenir de Kenneth White, par les images d’un livre d’enfance. Puis, et peut-être depuis toujours : l’envie d’aller voir. « C’est un endroit, non ? Et si c’est un endroit, ça veut dire qu’on peut y aller, il me semble. » Soit. Partons.
« Je quitte la ville de Québec. Route 175 Nord. J’aime cette pure notation mathématique placée entre deux mots lourds de sens. Le calculable et l’incalculable. » Partons pour découvrir qu’ici comme ailleurs, la civilisation, avec ses Livres et ses codes, est capable de changer le nom d’un lac. Peut-être ce lac avait-il été nommé le lac des Vagues bleues par des gens qui le connaissaient bien. Et puis des missionnaires sont passés par là. Le lac est devenu le lac Saint Jean. « Rien à voir avec la réalité perçue dans toute sa beauté. » Les missionnaires ont toujours été les ennemis des nomades, rappelle K. White. Qui poursuit sa route avec ses compagnons fantômes : Coleridge, Thoreau, Melville, Bashô, Jacques Cartier et les explorateurs du XVIème siècle. Avec également les indiens et ceux qui se donnent le nom algonkin d’Innut, les êtres humains.
Kenneth White s’immerge facilement dans la vie locale. Il rencontre beaucoup de gens, discute, est invité à un mariage. Autant d’occasions de comparer les écarts entre civilisations, et les ravages de la modernité : « Chaque fois qu’un espace vide se présente quelque part, au lieu d’y voir une occasion d’approfondir notre sens de la vie, nous nous empressons de le remplir de bruit, de jouet, de “culture”.» Et de décrire aussi « le soleil blanc du Labrador qui brille maintenant à travers les nuages gris. »
Et la route bleue. Mais qu’est-ce qu’une route bleue ? Pour Kenneth White, c’est le bleu du grand ciel, le bleu du fleuve (le Saint Laurent), le bleu de la glace. Les silences bleus du Labrador. Mais « la route bleue, c’est peut-être tout simplement le chemin du possible. » Aller aussi loin que possible, « jusqu’au bout de soi-même, jusqu’à un territoire où le temps se convertit en espace, où les choses apparaissent dans toute leur nudité et où le vent souffle, anonyme. » De toute façon un seul adage : « quand tu arrives au bout de la route, continue à marcher. » Pour « s’ouvrir à l’univers », pour « écouter le monde. » Un vrai livre de voyage, une vraie littérature du dehors.
Les premières lignes : « Un œuf tourné, toast, café ! Là dehors, Montréal. Les rues et le fleuve. J’en entends la rumeur. Et là-bas, tout au fond, vaste beauté qui dort, le Labrador. Sitôt mon petit déjeuner terminé, je commence à m’enquérir du Labrador. Au Voyageur Terminus, je décroche l’un de ces téléphones qui donnent des renseignements et, comme si j’avais onze ans, je demande : S’il vous plaît, comment est-ce qu’on va au Labrador ? »
Prix Médicis étranger 1983.
Éditions Grasset & Fasquelle 1983.
Réédité par les éditions Le Mot et le reste en janvier 2013.
Le blog des écrivains voyageurs 16 janvier 2013
- Ouvir la route
Trente ans après, La Route bleue donne toujours autant l’envie de partage le grand décrochement prôné par Kenneth White.
Dans le texte qui explicite le pourquoi de sa décision de fonder, en 1989, l’Institut international de géopoétique, Kenneth White reconnaît que c’est dix ans auparavant, “en voyageant, pérégrinant, déambulant” le long de la côte nord du Saint-Laurent, en route vers la Labrador, que l’idée de la géopoétique lui est venue à l’esprit. Ce voyage, il l’a raconté dans La Route bleue, un livre qui obtint le prix Médicis étranger en 1983, et que rééditent aujourd’hui les éditions Le Mot et le reste.
Si ce voyage vers le grand nord, depuis Montréal jusqu’au Labrador, donne corps et réalité à un rêve d’enfant, il découle surtout du désir de sortir, d’échapper au côté étouffant de la culture-clôture qui prévaut dans notre occident moderne et s’interpose entre le monde et nous. Sortir aussi de l’histoire pour entrer dans la géographie, aller vers d’autres expériences de la terre et de la vie. Ouvrir les yeux, voir et sentir, pour sortir du temps, retrouver une relation perdue à un espace premier et à des paysages archaïques. Partir, sauter par-dessus quelques-unes de nos frontières mentales pour se retrouver ailleurs, dans ce qui fut le domaine des Indiens et des Esquimaux. Bien sûr la modernité est passée par là — compagnies minières avalant les collines, grands barrages asséchant les rivières, scieries transformant les forêts en pâte à papier — et les Indiens vivent dans les réserves, mais il est encore de vieux chasseurs avec qui remonter la piste de la mémoire et des chamans qui connaissent encore le chemin d’une autre réalité.
La Route bleue est le journal de ce voyage, avec ses hasards — “Je ne sais pas où je veux aller, mais je suis toujours prêt à me laisser dévier de ma route” —, ses rencontres, ses incidents, le tout entre givre et ciel bleu, lacs et rivières, vent, pluie, neige, ”éclair blanc des bouleaux” et forêt d’érables. L’espace, le chemin, le mouvement, la vie ouverte et mouvante, le ballet des sensations et le sentiment d’évoluer dans un univers où les choses ne sont pas uniquement des choses mais comme de l’être éparpillé dans un beau désordre. Oxygénation de l’être et sentiment d’être merveilleusement vivant. Ces moments nus, l’absolu bonheur d’être là, simplement là, dans l’écoulement du jour et l’intensément réel d’un monde primitif, Kenneth White nous les fait partager comme il nous fait partager la relation qu’il entretient avec ses compagnons fantômes de voyage : Thoreau, qui aurait tant voulu être indien, Melville, et ses “héros ontologiques”, D.H. Lawrence, le “frère”, Nietzsche, Rimbaud, Artaud, “soleils erratiques à la recherche de leur cosmos”, Bashô, maître du haïku. ”Écrire un haïku c’est sauter hors de soi-même, c’est s’oublier et prendre un bon bol d’air frais.”
Lire La Route bleue, ou plutôt la suivre, c’est comprendre ce que qu’est le nomadisme intellectuel, c’est entrer “dans le grand rapport”, celui qui lie la Terre et l’esprit, c’est vivre, au contact de la terre, de l’eau, du vol des oiseaux, de la lumière, des feuilles d’automne ou des seins, bleus ou pas, d’une Pocahontas, une véritable expérience érotique du monde. C’est se retrouver dans des lieux où il est encore possible d’écouter le monde”, c’est entrer dans cette nudité, cette vacuité, cette “ivresse blanche” qui est présence souveraine et plénière au monde, expérience pluridimensionnelle donnant autant à deviner qu’à sentir qu’il est des présences qui nous relient à l’univers ; D’où l’idée qui vint à Kenneth White du concept de géopoétique, “basée sur la trilogie éros, logos et cosmos”, et celle d’un “groupe d’hommes et de femmes venus de toutes les parties du monde, formant un archipel d’esprits ouverts. Non pas tant artistes qu’explorateurs de l’être et du néant. Erratiques et extravagants, à la recherche de nouvelles configurations, à l’écart du champ de la culture ordinaire.”
Richard Blin
Le Matricule des anges n°142 Avril 2013
L’amour fou
Par Villebramar
« j’entends pleurer les coqs de la nuit »
d’après Gabriel Okoundji
j’entends pleurer les coqs de la nuit
ils disent les espoirs et les parjures ;
j’écoute avec suspicion leurs phrases simples.
L’eau serait l’eau, la rivière, rivière, et les étoiles, étoiles ;
mais l’étoile est soleil
l’amour, fou
je cherche à déchiffrer un regard derrière des paupières closes
l’amour sera-t-il amour ? ou sommeil ?
de sa fourrure brune, j’attends tous les bonheurs du monde :
si l’amour était autre ?
reste à trouver cet autre
je vis avec tristesse le triomphe des mieux-disants ; applaudissez-les, camarades !
comme ils parlent bien, les habiles !
me voyant seul en route vers la route sans retour, je me retourne, et vois le monde
tel qu’on le décrit là-bas, chez les diseurs de hauts de foires : l’eau serait l’eau,
la rivière, rivière, l’étoile, étoile
l’amour, fou
j’entends pleurer les coqs de la nuit ; ils disent :
« ce sont les femmes qu’il a aimées, qui l’ont aimé, celles-ci des années,
celles-là un jour. Comme il fait noir ! »
(André Breton).
Comme il fait noir !
Fleuve Bleu
Par Villebramar
le Chang Jiang, autrefois appelé Fleuve Bleu
à M…
« l’acte poétique, comme l’acte de chair, tant qu’il dure, défend toute échappée sur la misère du monde »
André Breton
un jour, le téléphone sonne dans le vide
et c’est le cœur qui serre
si fort qu’il a aimé
je vous souhaite d’avoir immensément aimé
je vous souhaite d’avoir vu les ciels de feu et les orages
sur le Fleuve Bleu
de les avoir vécus intensément
je vous souhaite
d’avoir vécu immensément
je vous souhaite
de voir un ciel d’étoiles dans la nuit
un soir où on se dit :
l’amie ne répond plus et le ciel d’août brûle de larmes
je vous souhaite de vous souvenir
la longue terre et les couleurs des digues
à Wuhan, où coule le Chang Jiang.
Bouddha sourit
Fleuve Bleu, Haut Aragon, Mali, Bandiagara,
tant de falaises dans le monde
où jamais tu n’iras.
Je vous souhaite d’avoir vécu immensément
intensément
pour que serre le cœur
si fort
oui, qu’il vous serre encore
très fort, très fort
trop fort
Danseuse nue
Par Villebramar
« la journée sera belle, je la vois se filtrer dans tes yeux où elle a commencé, plus trouble, par être si belle »
André Breton
ce matin, te regardant dormir danseuse nue
triangle noir en haut de cuisses toutes blanches bras et jambes
jetés aux quatre coins
ce matin où s’ouvriront bientôt tes yeux :
la journée sera belle et l’océan clément sur les galets
ce matin te regardant dormir danseuse nue
ce matin où se lève le vent de mer, et où ce soir la brise
enveloppant nos corps et les berçant comme elle fera un jour
nous emmenant tous deux au delà de la mort
les fleuves y seront de lait et les lions cesseront de chasser
selon le testament
ce matin te regardant dormir danseuse nue
triangle noir en haut de cuisses toutes blanches et tout à l’heure
ton regard
beauté de ton regard, insoutenable
triangle noir
et la beauté insoutenable de tes yeux
Porte de jour
Par Villebramar
« L’aigle sexuel exulte »
André Breton
j’ai enfermé la porte du jour
pour te retrouver
écrit dans la pénombre, écrit et écrit encore
pour te retrouver
laissé murmurer le silence de la nuit
pour te retrouver
et je t’ai promis le bonheur.
J’ai filé le monde entre mes doigts,
si fin le tissu,
arachnéen le dessin
de fil de soie de Samarcande
rangé dans un coffre de velours
cent et un poèmes écrits
au cours de cent et une nuits
j’ai promis à Dieu de croire
s’il me laissait deviner la pénombre de tes pensées
voulu déchiffre tes paupières closes
quand se fait autour le silence.
Je ferme portes et fenêtres
autour du lieu où nous nous aimons
laisse le monde aller selon son plaisir,
non le mien.
Je lis à ton oreille des poèmes que tu aimas
pour te retrouver
puis ferme les yeux sur la nuit,
pour te retrouver
Oiseau de nuit
Par Villebramar
à M…
San Sebastian
«le chat rêve et ronronne dans la lutherie brune ; il scrute le fond de l’ébène»
André Breton, Femme et oiseau
Ta main, oiseau de nuit, immobile
entre deux collines
de toi, j’apprends
une géographie singulière
du plaisir
Dans ton sommeil, oiseau de nuit
il y a une vallée
qui s’écarte
sombre et humide
sombre et humide
sombre et humide, oiseau de nuit,
immobile
entre deux collines
oiseau de nuit
apprends-moi à poser ma main
là où tes veines sont plus bleues
ta peau plus douce
où nous veillons, oiseau de nuit
où la vallée s’écarte
une fontaine attend ma soif
apprends-moi
à aimer ma soif
main, oiseau de nuit
collines, oiseau de nuit
plaisir, oiseau de nuit
sommeil, oiseau de nuit
une vallée s’écarte
ma main
où sont tes veines bleues
Les yeux de chat
Par Villebramar
« le chat rêve et ronronne dans la lutherie brune »
André Breton
La pièce est presque nue, des murs très blancs
deux fauteuils en rotin, une table basse,
un meuble bas également, des livres.
Sur la tranche de l’un, le mot : RÊVES
en lettres majuscules.
Elle m’attend sans rien dire, m’observe,
la tête légèrement penchée, comme ferait un chat.
J’aime ses yeux, parfois verts, parfois gris, et ce visage.
Nous parlons de tout et de rien ; puis je pose ma main.
Un silence.
Au fond de la pièce, une porte ; je l’ouvre.
Elle me suit, sans dire mot
Bientôt, elle sera nue.
Pour rendre compte d'une vie soumise à la nécessité, je n'ai pas le droit de prendre d'abord le parti de l'art, ni de chercher à faire quelque chose de "passionnant" ou d'"émouvant"."