Marc-Antoine Girard de SAINT-AMANT
La pipe
Assis sur un fagot, une pipe à la main,
Tristement accoudé contre une cheminée,
Les yeux fixés vers terre, et l'âme mutinée,
Je songe aux cruautés de mon sort inhumain.
L'espoir qui me remet du jour au lendemain,
Essaye à gagner temps sur ma peine obstinée,
Et me venant promettre une autre destinée,
Me fait monter plus haut qu'un Empereur Romain.
Mais à peine cette herbe est-elle mise en cendre,
Qu'en mon premier estat il me convient descendre,
Et passer mes ennuis à redire souvent :
Non, je ne trouve point beaucoup de différence
De prendre du tabac à vivre d'espérance,
Car l'un n'est que fumée, et l'autre n'est que vent.
Paul-Jean Toulet
L’Alchimiste
Satan, notre meg, a dit
Aux rupins embrassés des rombières :
» Icicaille est le vrai paradis
» Dont les sources nous désaltèrent.
» La vallace couleur du ciel
» Y lèche le long des allées
» Le pavot chimérique et le bel
» Iris, et les fleurs azalées.
» La douleur, et sa sœur l’Amour,
» La luxure aux chemises noires
» Y préparent pour vous, loin du jour,
» Leurs poisons les plus doux à boire.
» Et tandis qu’aux portes de fer
» Se heurte la jeune espérance,
» Une harpe dessine dans l’air
» Le contour secret du silence. «
Ainsi (à voix basse) parla
Le sorcier subtil du Grand Œuvre,
Et Lilith souriait, dont les bras
Sont plus frais que la peau des couleuvres.
Quelle voix m'appelle dans le lointain
je n'en peux rejoindre l'origine
je l'entends résonner dans mon cœur
pour réveiller des ombres endormies
Quel amour m'oblige sure la terre
quand je n'ai plus assez de foi
pour nourrir ma vie d'une lumière
dont parfois j'ai réglé mon sang
Où se cache le source qui ordonne
cette force à mes gestes consumés
tandis que mon âme demande silence
devant le mur d'une paix
Pour quel obscur dessein m'avoir donné
une part d'existence sous le soleil
à moi qui ne sais jamais vivre
que l'aigre étonnement d'être né
Le jour brûle au bout de mes doigts
sans bruit comme ferait la mort
cette usure remonte dans mes veines
le souvenir sans logis d'une tendresse.
p.20
Patrice CAUDA, France, (1925-1996)
JEAN RICHEPIN
SONNET BIGORNE
— argot classique —
Luysard estampillait six plombes.
Mezigo roulait le trimard,
Et jusqu’au fond du coquemart
Le dardant riffaudait ses lombes.
Lubre, il bonissait aux palombes :
« Vous grublez comme un guichemard. »
Puis au sabri : « Birbe camard,
« Comme un ord champignon tu plombes. »
Alors aboula du sabri,
Moure au brisant comme un cabri,
Une fignole gosseline,
Et mezig parmi le grenu
Ayant rivanché la frâline,
Dit : « Volants, vous goualez chenu. »
(La Chanson des Gueux)
PROGRES EN MARCHE
Pour trouver l'antique source
De ton coeur, belle endormie
Du coudrier je prends la fourche
(Progrès entre nous, énorme)
Halte ! Le progrès est en marche
Vois-tu son membre et ses bourses ?
Aux armes, citoyens, aux armes !
Rien ne peut lui fermer la bouche
Le progrès sera l'art en larmes
Puisque la fin d'un monde approche.
Vivent les larmes ! Vive l'art !
Il y a anguille sous roche
Et dans nos pièges du lard.
Vous oubliez, Monsieur, que j'ai versé des arrhes.
Comme on fait son lit on se couche.
Amour d’amour
VII
Déchirure de ce terme
Et nos regards qui se voudraient
Toujours amis mais déjà
Si loin si loin pourtant si proches
D’un verdict sans appel
Alors que fabuleuse
Une somme d’amour
Restait à investir
Au plus riche de nous
Or ce baiser autant
Refusé que donné
Demeurera sur mes lèvres
Quand une autre viendrait
M’apporter le beau leurre
D’une trêve apaisante
A cet instant où joie
Et chagrin se pénètrent
Confondus dans l’acmé
Silence de nos lèvres
Au joint de l’extase
Sentir en nous s’apaiser
Le ressac des mers et océans
Goûter sans dire
La trêve des gouffres
Le repos des volcans
À l’arrêt
Une comète nous fixe
Apaisée
…
// André Verdet (1913 - 2004)
Jacques Audiberti
***
À la terre
Perçante patrie, inique pâture,
à consonnes, cloc ! je t'honorerai
devant que la mort, fuie et, clic ! future,
s'abatte sur moi soudain désœuvré.
Je chanterai ta mer et ta montagne,
tes femmes avec leur, cluc ! tendre corps,
quelquefois le vol, clac ! des trimoteurs.
Tendre te dirai pour que tu tournes tendre.
Amène décrite, amène seras.
Tes tympans, milliers, sont là pour m'entendre,
ceux des chats, des femmes, de nous, des rats.
Je t'honorerai pour le clanc des gouttes,
pour la fraîche fraise et pour tant de fois
les toits, la rivière au tournant des routes,
pour avril chassant la neige des mois.
Mais que tu t'entêtes à tourner la sonde
dans la matière où tu nous découpas,
que le mal, tenant du cadran du monde,
à sortir du mur ne consente pas,
je consens, malgré ce qui saigne et souffre,
à chérir en toi, planète ! pouschta !
la furie en butte à mon propre gouffre
mais qui le fleurit pour qu'il nous flattât.
(« Vive guitare », Robert Laffont, 1946)
Raymond Queneau
Encore l'art po
C'est mon po - c'est mon po - mon poème
Que je veux - que je veux - éditer
Ah je l 'ai - ah je l'ai - ah je l'aime
Mon popo - mon popo - mon pommier
Oui mon po - oui mon po - mon poème
C'est à pro - à propos - d'un pommier
Car je l'ai - car je l'ai - car je l'aime
Mon popo - mon popo - mon pommier
Il donn' des - il donn' des - des poèmes
Mon popo - mon popo - mon pommier
C'est pour ça - que pour ça - que je l'aime
la popo - la popomme - au pommier
Je la sucre - et j'y mets - de la crème
Sur la po - la popomme - au pommier
Et ça vaut - ça vaut bien - le poème
Que je vais - que je vais - éditer
(Le Chien à la mandoline)
L'humour ne se définit pas. Ce n'est pas une institution, mais une manière de voir et de donner à avoir dont il serait abusif de réserver la science aux Anglo-Saxons. C'est aussi une très ancienne manière de déshabiller les apparences et les idées reçues, mais il aura sans doute fallu attendre le siècle dernier pour qu'on accorde à l'humour une place à part entière dans les manifestations de l'esprit… Rabelais et Clément Marot étaient des hommes d'humour, mais assez drôlement ce qui a laissé longtemps supposer que cette qualité rare était l'apanage d'autres peuples c'est la réputation d'esprit des Français.
(p. 7)
On devrait nourrir une immense affection pour ceux qui n'écrivent pas de poèmes, qui lisent ceux des autres, ne discutent pas d'abord la technique, ne fendent pas les mots en quatre : semblables en cela aux vrais amateurs de cinéma, ceux qui dans les ciné-clubs ne restent jamais pour la discussion, mais qui se lèvent sans un mot dès la dernère séquence, avec des gestes ralentis, un peu perdus ; et qui s'en vont, presque recueilis,parce qu'ils emportent quelque chose de fragile et d'irremplaçable, dont on ne peut pas parler, surtout pas de suite : leur propre émotion.
818 - [p. 7]