Poème
(à Nichita Stănescu)
Chaque jour ajoute au nombre d'adresses qu'il me faut oublier.
Chaque jour enlève au nombre de maisons où je suis reçu comme un homme honorable.
Ah, si j'étais ingénieur, si j'étais docteur, si j'étais comptable !
Si j'étais ingénieur, docteur ou comptable, je boirais davantage.
(Ion Mureșan, p. 110)
La Ballade du Poète de dimanche
Je suis un poète de dimanche
J'ai à ma veste une manche
Rose et une autre indigo.
J'écris des poèmes d'un mot
En avril, que j'efface en mai
Puis je me tais le reste de l'année.
J'aime les oranges mais j'apprécie
Les seins aussi. Je suis épris
D'une femme qui en a trois.
Elle s'en sert quelquefois
Pour astiquer les meubles d'art,
L'argenterie et le vieux samovar
Qui finit par briller tellement
Que le goût du thé s'en ressent.
Puis elle se met à leur enseigner
Les diverses langues du sucrier.
Parfois, pourtant je suis triste,
À croire que je n'existe
Même pas. Je crève des poissons,
Des pissenlits et des ballons
Tantôt avec des aiguilles à tricoter
Tantôt avec des cabriolets.
Et je me soule à la rosée du petit matin
En compagnie des séraphins.
(poème d'Emil Brumaru, traduit du roumain par Virgil Tanase, p. 51-52)
L'acteur n'est pas la marionnette du rôle.
Georg Simmel
(p. 143)
Un poème de Denisa Comănescu traduit par Alain Paruit (p. 137) :
Robinsonade
Je reste accrochée à la chambre
et je tue mes sentiments
au fer à repasser.
Comme des mouches.
Mais cet état me serre
comme un corset.
Je me suis prise pour le chauffe-eau
pour le moulin à café
pour le bidon de gas-oil
pour le buldozer
pour une chemise de nuit très fine.
Ô, si j'étais un bateau
mon amour lui assurerait
la mer la plus belle
le tangage le plus léger
l'île miraculeuse peuplée d'hommes.
Il y avait un enjouement roux devant les fourneaux,
Des outardes rôties voltigeaient la fleur au chapeau,
Des adages prenaient forme dans la salle,
Il pleuvait des madeleines en spirale,
On dansait des valses et des rigodons,
Les stars se pressaient en pelisses de vison
Et François Ier s'écriait : tout est perdu
Devant Greta Garbo muette et confondue ;
À ce moment-là j'ai vu
La donzelle tendre les bras
Pour être prise. Et patatras.
Je me réveillai près de la fontaine, esseulé ;
Dans ma main sommeillait un hanneton fuselé.
(Leonid Dimov, extrait de Rêve avec licorne dans Livre des rêves, 1969)
Rondeurs
Imaginez un vaste val,
Ici ou là un hôpital,
Un établissement thermal
Ou un cimetière mondial,
Ensuite imaginez un râle
Qui s'élève au ciel en rafales
Hors du cœur et des amygdales
Bleues ou vertes mais inégales,
Disséminées près du cristal,
Un dernier son puis en aval :
Les rues coulant sous les étals
Tandis que l'on ferre un cheval.
Et des brumes, brumes vocales.
(poème de Leonid Dimov, p. 35, traduit du roumain par Alain Paruit )
Mythe
Tout fut interrompu, à cause
D'une souris qui passa devant nous, rose
Elle n'était pas ordinaire, la souris :
Sa queue cassée défila dans la pièce à l'infini.
Son passage plein de puanteur
N'en finissait plus. Quelle terreur !…
Nous les enfants, des rubans jaunes autour du cou,
Nous restions collés au mur. Elle était moche, elle ne nous
Regardait même pas. Mais nous avions peur,
On nageait tous dans la sueur.
Lorsque la souris passait tout près
En nous fixant de son œil comme une bille très
Noire, luisante,
Nous lui demandions d'une voix hésitante
De nous laisser en paix.
Mais elle avait envie de jouer
Et nous voilà tout sur son dos gris
En liesse en poussant des cris.
Ô, c'était notre souris du matin,
De lumière bleue son museau plein
Nous racontait des histoires, des devinettes
Avec des paraboloïdes et des alouettes,
Et nous l'écoutions jusqu'à perdre nos dents,
Enterrer nos jouets, nos parents
Et nous restions irisés, le cou
Figé, à attendre qu'elle ressorte de son trou.
(poème de Leonid Dimov, traduit par D. Tsepeneag, p. 35-36)
[…] les mots sont ce qu’ils sont et leur usage quotidien, pour les besoins de notre vie ordinaire, les remplit d’une matière trop mince pour ne pas être dérisoire mais dont l’utilité occulte la disproportion entre le contenu et le contenant. Elle apparaît dans le discours de certains personnages de théâtre imaginés par des auteurs qui tirent leur comique de cette disparité, celle d’un caillou enfermé dans l’immense citerne vide d’un camion en train de dévaler à toute vitesse une route défoncée : le creux devient sonore, le discours s’offre des atours impérieux pour couvrir un guignol, bref la montagne accouche d’une souris. Sentiment qui se retourne aussitôt pour devenir tragique : la souris, dérisoire dans le contexte, souffre et saigne comme tout être vivant, elle a faim, elle a soif et elle a peur du chat.
C’est la substance, il me semble, des pièces de Ion Luca Caragiale, notre auteur dramatique national d’une originalité aussi stupéfiante que son manque de notoriété internationale.
(p. 20, Virgil Tanase)
Le Grand Pilon est le Dieu impitoyable de la littérature, celui qui régit le trou béant qui nous attend tous, auteurs, éditeurs, critiques et livres…
D. Tsepeneag
(p. 190)
Sans pudeur pour la trop légère fragilité de nos gestes, fragilité explosive, c'est l'automatisme vivant qui aura raison de la multitude effrayante de pièges et de couronnes (si souvent mortuaires) que la société des gagne-pain bourreaux, des idiots armés et des muses-à-barbe met à travers le rêve, qui s'en moque, impalpable. Leurs armes sont trop lourdes, en effet pour pouvoir s'élever à la hauteur de la voix qui siffle maintenant à travers les poumons translucides des voyants. La Révolution est insaisissable.
Paul Păun, La Conspiration du silence, 1947