J'avertis les curieux qui voudront déterrer les noms de mes héros, et de mes héroïnes, qu'ils prendront une peine fort inutile, et que je ne sais pas moi-même quels ils étaient, ou quels ils sont ; ceci n'étant que des histoires différentes que j'ai entendu raconter en différents temps, et que j'ai mis par écrit à mes heures perdues.
Ils avaient rempli d'eau une grande baille ou baquet de trois pieds de profondeur sur quatre de diamètre, dont les bons étaient garnis de grosse garcette & d'étoupes, afin de ne point blesser ceux qui allaient y être saucés : c'est leur terme. Cette baille était traversée par une barre d'anspect tenue par deux matelots qui avaient fait le voyage, l'un d'un côté & l'autre de l'autre ; et le tout posé au pied du mât d'avant. Les hunes & les haubans étaient remplis de matelots qui avaient fait le voyage, & tous armés de seille aux, pleins d'eau.
Dans ce grotesque équipage, ceux qui présidaient à la cérémonie ont trois fois fait le tour du pont ; &, ayant mis le marguillier en place, sont montés sur le château d'avant pour baptiser le vaisseau, qui n'est point encore venu dans ces mers. Les charpentiers ont mis la hache sur l'épaule, comme prêts à couper le mât de civière. Le maître & les autres officiers mariniers se sont détachés pour me venir chercher, afin de le racheter, ou le voir couper : cela est essentiel à la cérémonie. J'y ai été, & ai promis pour le vaisseau qu'il resterait entre les tropiques, si on ne baptisait pas ceux qui n'auraient pas passé la Ligne, et j'ai racheté le mât de la moitié d'un cochon pour demain, & d'un bordage d'artimon. Après la cérémonie, ils ont crié "Vive le roi" à pleine tête, & m'ont reconduit.
Du vendredi 4 mai 1691
Nous ne voyons point encore cette île [l'île de l'Ascension], quoique nous ayons été parfaitement bien depuis trois heures du matin jusqu'à ce soir. Notre équipage est au désespoir, n'ayant aucun rafraîchissement à espérer de ce côté-là. M. de Portières paraît être dans un très violent chagrin, parce qu'on ne saura quel parti prendre ni où dresser la route pour retrouver notre escadre, ou du moins M. du Quesne, si nous manquons cette île, qui est notre rendez-vous & où nous devons trouver l'indication d'un autre pour nous rassembler ; en cas, comme on le croit, ou plutôt comme plusieurs, dont je suis du nombre, font semblant de le croire par complaisance, que M. du Quesne y ait passé. Cependant les pilotes, ne perdant pas l'espérance, ont obtenu que nous poursuivrions la route jusqu'à demain midi.