Citations de Robert Giraud (33)
Il traversa le marché aux fleurs qui battait son plein, ralentit sa marche: brusquement, il ressentait une espèce de pitié pour toutes ces plantes, plus belles les unes que les autres, qui semblaient tendre leurs pétales vers lui, ce promeneur choisi parmi les passants, pour mieux faire apprécier leur misère, qu'il comprenait bien.
On but une longue gorgée avant d'allumer les cigarettes. Papillon qui avait chaud d'un revers de main remonta la visière de sa casquette qu'il ne quittait jamais et pour cause, elle lui servait enfoncée jusqu'au yeux à masquer le papillon, ailes déployées, qu'il s'était fait tatouer au milieu du front en correctance. C'était sa raison sociale : comme lui je vole, ça voulait dire tout simplement.
Ce Paris -by night-, personne ne le connaît s'il n'a endossé les loques des enfants de la mauvaise chance. Il est -off limit- pour le touriste qu'un car trimbale d'un monument illuminé à un cabaret à femmes nues. Il est tout aussi ignoré des noctambules du boulevard et des caves existentialistes. Quand au paisible bourgeois qui s'enferme à double tour après une soirée au théâtre ou au cinéma, il ne soupçonne même pas son existence. (p.29)
C'est la vie malchanceuse et fataliste de Léon la Lune que le cinéma va faire connaître à des millions de Français. Mais, en faisant de Léon une vedette, la caméra va au-delà d'un individu et, pour nous, elle entrebâille la porte d'une humanité insolite, mystérieuse. Elle laisse deviner tout un peuple en léthargie le jour, et ne s'éveillant qu'à la nuit: le monde des clochards de Paris (...)
La cloche, en argot, c'est le ciel. Sont clochards tous ceux qui n'ont que le ciel pour toit. (...)
N'importe qui peut devenir clochard du jour au lendemain. Dans mon voyage au bout de la misère, j'ai connu un prêtre, un professeur, un avocat, un comptable, un notaire... (p.24)
Omnibus : Prostituée. Ainsi nommée parce qu'elle se livre aux transports en commun.
Quelques mois avant sa mort, nous embauchâmes Fréhel la Grande pour venir chanter ses vieux succès. (...) En pantoufles sur des socquettes de laine rouge, en jupe noire plissée de fille des Halles, poings sur les hanches, dans un coin de la piste elle regardait la salle puis se tournait vers l'accordéoniste.
- Vas-y, minet vert ...
C'est en se frottant, une nuit, que Pierrot l'assassin s'était fait marquer en douce par une poupée, sa régulière tout simplement. Pierrot chassait dur dans une gosseline pendant que sa femme dévidait du ruban vers la Saint-Denis. Elle apprit l'aventure comme s'apprennent toujours les histoires de fesses, au cours d'une engueulade avec une voisine de persil.
Aux Halles, il y a un circuit lumineux qui durerait un an à effectuer à pied, il faut le créer d'abord avant de l'exploiter, après ça va, chaque lumignon cligne de l’œil, c'est une invitation à la valse.
Bien sûr, p'tite tête, a conclu Gégène, mon copain, le clodo philosophe.Biens sûr, que ceux qui s'usent le coeur à courir après l'argent, le confort et les honneurs envient ma liberté. Mais moi, je sais bien qu'elle ne vaut pas tripette, ma liberté. N'importe qui peut se l'offrir. Elle ne coûte que le prix de la misère. Quand tu t'es enfoncé bien çà dans le ciboulot, tu l'as trouvé tout de suite, cette sacrée liberté. Elle est là-d'dans!
Et le clochard leva son verre de vin.
La Mouffe, comme la Rambute, était le refuge de petites gens aux situations précaires, quand elles n'étaient pas inavouables. A l'exemple des Halles, les bistrots ouvraient tôt et fermaient tard leurs lumières, tout le monde s'y connaissait, se tutoyait et cent mille raisons aussi valables les unes que les autres faisaient que vingt fois par jour on se rencontrait à un comptoir. La vie était publique, elle en avait l'apparence, tout se passait au vu et au su des habitants qui, amoureux de la tradition orale, tout au long des heures écoulées, se parlaient une gazette chaque fois améliorée de fioritures nouvelles. La rue était un salon en activité permanente et son asphalte, mieux qu'un tapis de haute laine, ne fatiguait ni les jambes ni les pieds si l'on en jugeait d'après les innombrables parlotes, stations debout, qui se prolongeaient interminablement sous la haute surveillance des fenêtres ouvertes dans un bâillement d'admiration. On était partout chez soi, adopté, admis.
Robert Giraud fut un authentique piéton de Paris. Je ne sais pas s'il existe encore. J'ai tendance à croire, sans aucune nostalgie d'ailleurs, que ces rêveurs des rues sont morts en même temps que leur ville car de Paris aujourd'hui, il n'existe plus guère qu'une cité vidée de ses entrailles, comme une grande carcasse saignant encore un peu, mais dont les viscères et les organes vitaux s'entortillent dans un bac, non loin, presque étonnés d'être rejetés sur les marges, au-delà du périphérique, avec le sentiment amer d'être des laissés-pour-compte.
Paris demeure un nom pour touristes émerveillés qui vont de rues pittoresques en monuments, comme ils l'ont fait avant ou le feront après à Pompéi, à Gizeh, à Angkor, c'est-à-dire dans des lieux sublimes mais résolument défunts. Paris pour hommes d'affaires dépeçant la bête assassinée et se payant sur elle. (extrait de la préface rédigée par Philippe Claudel, mars 2009)
-Tout doux, dit une fille, Marie la Normande, une bonne pote qui s'envoyait solitaire son habituel rosé treize degrés, celui qui donne toujours soif.
page 210
La Seine ne dort jamais dans sa traversée de Paris la nuit, les aspirants à la noyade tombent des ponts comme des pommes à la saison.
page 63
Personne ne se ressemble sous l'uniforme de la nuit. Le coeur ne sais pas se déguiser, il demeure ce qu'on lui a appris à être.
Les pisse-vinaigre, les censeurs, les culs serrés diront qu'on ne cesse de boire dans Le Vin des rues, et que si c'est un poème, c'est celui de la misère et de la déchéance. On pourra répondre que la littérature n'a que peu de rapports avec le CAC40 et que si les élites parfois la consomment, rarement ils l'inspirent et jamais ils ne l'écrivent. (extrait de la préface rédigée par Philippe Claudel, mars 2009)
Aux Innocents, la pute unijambiste sentinelle avancée veille droite sur ses béquilles. C'est la gagneuse du coin. Sa jambe, celle qui lui manque, est restée à Nantes, pendant les bombardements. - Elle est démerde, disent ses collègues, elle se chausse avec une bottine à lacets, comme les vieilles pierreuses, tous les vicelards la grimpent en passe. Qu'est ce qu'elle ramasse comme artiche ! Les patrons de la taule où elle va sont chouettes avec elle. Ils lui réservent toujours une piaule au rez-de-chaussée, faut être juste c'est une infirme, ça la fatigue moins que s'taper des escaliers.
Et puis l'harmonica. C'est une musiquette de quatre sous, qu'il porte sans encombre dans une poche de son gilet. Elle lui suffit pour s'accorder quelques heures de rêves. (p. 21)
Une lumière s’éteint, une autre s’allume et la remplace. La nuit a quelquefois aussi ses heures de fermeture. C’est ce qui est grave...
Minuit, cher aux feuilletonistes, a sonné la descente poulagate au chai de l'abbaye où, au bar, avec Pierre Chaumeil, nous devisons. Les képis doublés par les en-bourgeois se faufilent à travers la foule des soiffards noctambules que son cosmopolitisme voue à la suspicion tatillonne des bourremanes.
Le pied-plat qui palpe Pierre retire de sa veste un laguiole de chez Calmels qu'il jette sur le zinc. Sans aucun égard pour cette Rolls Royce des couteaux de poche comme l'affirme son détenteur.
Connaisseur, son collègue inspecteur interrompt les investigations :
- Laisse tomber, c'est des Auvergnats.
Posé à une terrasse, il regardait se perdre devant lui, tout au long de l'avenue, les perles fines des globes électriques qui formaient un collier à l'orient laiteux, pendu au cou de la nuit.