Comment définiriez-vous l’Amérique ?
C’est cette interrogation à laquelle semble répondre la dernière parution en date de l’excellente collection Une Heure-Lumière des éditions du Bélial’ avec Vigilance de l’américain Robert Jackson Bennett.
Déjà publié chez Albin Michel Imaginaire en 2018 avec le fantastique (mais longuet) American Elsewhere, l’auteur s’essaye cette fois à la science-fiction politique pour disséquer les rouages de son propre pays et de sa propre culture.
American Nightmare
Nous sommes dans une Amérique en perte de vitesse, une Amérique dépassée par l’avancée technologique d’une Chine désormais toute-puissante, une Amérique qui a vu ses minorités fuirent le pays en quête d’un avenir meilleur, une Amérique vieille, ultra-conservatrice…et terrorisée !
Pour distraire le quidam, Vigilance, une nouvelle émission évènement qui pousse le principe de la télé-réalité dans ses derniers retranchements.
Son responsable, John McDean organise des fusillades dans des environnements contrôlés où il lâche des actifs (comprendre des terroristes triés sur le volet) et filme en direct le massacre tout en plaçant des pubs à tour de bras pour son public affamé et fasciné.
Dès les prémices de cette novella ultra-dense, Robert Jackson Bennett affronte violemment la culture américaine en tirant les fils d’un entrelacs socio-politique aussi complexe que destructeur.
Mais son histoire, elle, est dominée par deux vecteurs principaux : les armes et la peur.
La nation du second amendement
Alors que le récit croise l’histoire de John McDean et d’une jeune serveuse noire, Delyna, le lecteur avance dans un futur terrifiant avec, comme background, des incendies et des catastrophes naturelles et un bouleversement total de l’échiquier planétaire.
L’attention se porte pourtant de façon pleine et entière sur une énième Vigilance qui prévoit de lâcher trois tueurs dans un centre commercial, le tout filmé en direct avec une palanquée de pubs pour un public ciblé et manipulé dans ses moindres détails.
Robert Jackson Bennett définit l’Amérique par les armes et la violence.
Mais que cache la possession d’armes et la propension des américains à en raffoler ? Une nation paralysée par la peur, conséquence attendue de la possession individuelle et la possibilité d’être dépossédé.
Pour mouliner le tout, l’orgueil de l’américain moyen, biberonné à l’héroïsme d’antan et à la virilité contrariée, au vigilante et à l’auto-défense.
Ce qui définit en premier lieu l’Amérique de Robert Jackson Bennett, ce sont les armes et la NRA, la gâchette et la pulsion destructrice d’une nation convaincue d’être le sommet. Mais comment être le sommet quand, individuellement, le citoyen américain de base n’est rien, englué dans sa propre routine et sa médiocrité ?
Manipulation de masse
Mais l’autre facette de cette suprématie en naufrage, c’est aussi et toujours l’autre grande conquête américaine : la conquête télévisuelle.
Vigilance exprime la quintessence de la manipulation médiatique et publicitaire où la technologie (deep fakes et autres IA avancés) vient presser le spectateur et le ferrer de façon de plus en plus insidieuse et imparable.
Le contrôle de la société américaine s’avère ici totale, jouant sur les deux mamelles de la culture américaine : le consumérisme et la violence.
Cette novella, aussi courte et percutante soit-elle, tombe parfois malheureusement dans un didactisme qui semble, curieusement, faire écho au besoin de tout décortiquer pour la personne lambda. Cela n’entame en rien le récit et lui donne une résonnance d’autant plus forte.
Robert Jackson Bennett trouve une version bien plus intelligente d’American Nightmare tout en y ajoutant des considérations sociales d’une acuité remarquable.
John McDean incarne d’ailleurs l’évolution ultime du rapace capitaliste à l’américaine, qui choisit sciemment de profiter du malheur et des faiblesses de son propre peuple au lieu de tout mettre en œuvre pour lutter contre.
Mais, tout comme son peuple, John McDean a ses faiblesses : la soif de pouvoir, la quête de popularité, la luxure… Tout dans le récit de l’américain concoure à éplucher la société dans sa globalité pour en tirer un portrait glaçant.
De l’autre côté, Delyna pourrait faire figure de dernier espoir tout en expliquant que le racisme n’en finit jamais. La rébellion individuelle passe cependant ici par une autre manipulation pour s’en sortir vivant et la prise en conscience collective, arrivée à un tel niveau d’enracinement culturel, semble impossible. À force de matraquer les gens d’images violentes et de glorifier cette même violence, on insensibilise et on drogue le citoyen lambda.
Et que se passe-t-il lorsque vous tentez de sevrer brutalement une personne droguée qui ne ressent plus rien face à l’horreur ?
Texte brutal, glaçant et, pour tout dire, épatant, Vigilance épingle la société américaine dans son ensemble, tentant d’en tirer la substantifique moelle socio-politique afin d’expliquer de façon lisible le naufrage qui l’attend. Robert Jackson Bennett constante l’échec d’un peuple, d’une culture et d’une économie fondée sur la peur.
On en ressort sonné et terrifié.
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