Payot - Marque Page - Robert Solé - Les méandres du Nil
Après notre départ d'Egypte, pendant vingt-cinq ans, j'ai refusé de regarder en arrière. J'étais devenu français, avec passion. Cette France que j'avais découverte et aimé à distance, par les livres, était encore plus séduisante que sur les pages imprimées. Nourri de sa langue et de sa culture, je fondais dans le décor en véritable caméléon.
L'égyptomanie de beaucoup d'Occidentaux lui parait étrange, et même excessive :
- Ah, si seulement ils pouvaient s'intéresser à nous autant qu'à nos ancêtres !
- Il y a de la beauté dans chaque visage. C'est au photographe de la révéler.
Elle choisit un autre tarbouche et en lisse amoureusement la crinière de fils noirs du revers de la main :
- Ca, c'est le Malaki. Un des plus beaux modèles jamais fabriqués en Egypte. Touchez un peu la douceur du feutre.
Dina dit "le Malaki" au hasard, comme elle dirait "le Damanhour" ou "le Biladi". Le mot sonne bien, et ça lui suffit. Avec elle, je retrouve l'imprécision de nos familles, cette propension à soutenir des choses approximatives, devenues vraies à force d'être répétées.
Quel passeport présenter en premier ? L'égyptien ou le français ? Tout le drame du binational resurgit à la frontière, devant un guichet. Le douanier pose des questions simples, auxquelles il faut répondre par oui ou par non, alors qu'elles exigeraient trois cents pages d'explications, complétées par des notes et des annexes.
- A quoi sert-il d'abolir l'esclavage des individus si c'est pour établir celui des nations ?
La religion était un marqueur social. La croyance ne se discutait pas. Et s'il y avait des agnostiques à Nari, ils étaient plus âgés et ne s'en vantaient guère. Il allait de soi, pour Lamia, depuis la petite enfance, qu'un ange avait dicté le Coran au prophète Mohammad, de même qu'il ne faisait aucun doute pour moi que Jésus était le fils de Dieu...
Chacun de nous, au fond de lui-même, était intimement persuadé que son Dieu était le bon.
Popinot détourna aussitôt la conversation en évoquant un livre sur l'émancipation de la femme égyptienne qui agitait tous les salons du Caire. Son auteur, un certain Kassem Amin, s'en prenait à la polygamie, à la répudiation et au port du voile. Il s'était attiré immédiatement les foudres des ulémas.
- Enfin, un homme courageux qui ose dénoncer le Moyen Age dans lequel nous nous trouvons ! s'écria Ibrahim. On continue à élever nos soeurs et nos cousines comme on le faisait il y a mille ans. Cloîtrées à la maison, elles passent leur vie étendues sur un sofa, à fumer ou à croquer des friandises. Cette vie stupide n'est pas seulement néfaste à leur santé : elle leur fait perdre toute intelligence.
De la terrasse de l'appartement, à travers l'armature du panneau publicitaire, on aperçoit sur la droite une aile du Musée égyptien et sur la gauche le gigantesque bâtiment du ministère de l'Intérieur, symbole de la bureaucratie égyptienne.
- A droite les papyrus et à gauche la paperasse ! m'a dit Cheminard d'un ton ironique.
Un peu plus loin, des ruelles sans trottoir étaient parsemées de tas de détritus. Un marchand ambulant, muni d'une louche, versait des fèves fumantes dans les casseroles que lui tendaient les femmes volumineuses, à demi-voilées, aux visages durs, presque masculins. un cri m'a incité à m'écarter brusquement pour ne pas être écrasé par une charrette.