Roberto JUARROZ Une Vie, une uvre : Le puits et l'étoile (France Culture, 1995)
Émission "Une Vie, une uvre », par Pascale Charpentier, sous-titrée « Le puits et l'étoile », diffusée le 5 novembre 1995 sur France Culture. Invités : Roger Munier, poète ; Silvia Baron-Supervielle, écrivain ; Michel Camus, écrivain, éditeur aux Lettres Vives ; Bassarab Nicolescu, physicien ; André Velter, poète ; Bertrand Fillaudeau, directeur des Éditions José Corti ; Raphaël Sorin, directeur de collection aux Éditions Flammarion.
Une écriture qui supporte l'intempérie,
Qui puisse se lire sous le soleil ou la pluie,
Sous la nuit ou le cri,
Sous le temps dénudé.
Une écriture qui supporte l'infini,
Les crevasses qui s'étoilent comme le pollen,
La lecture sans pitié des dieux,
La lecture illettrée du désert.
Une écriture qui résiste
A l'intempérie totale
Une écriture qui puisse se lire
Jusque dans la mort.
Aujourd'hui je n'ai rien fait.
Mais beaucoup de choses se sont faites en moi.
Des oiseaux qui n'existent pas
ont trouvé leur nid.
Des ombres qui peut-être existent
ont rencontré leurs corps.
Des paroles qui existent
ont recouvré le silence.
Ne rien faire
sauve parfois l'équilibre du monde,
en obtenant que quelque chose pèse
sur le plateau vide de la balance.
(" Treizième poésie verticale")
Le poète ne s’adresse pas à la société, mais à l’homme, de solitude à solitude, de silence à silence, d’être à être.
« il est des regards qui aident le soir à devenir la nuit.
Il est des silences qui aident les arbres à pousser.
Des immobilités qui aident l’eau à courir.
L’homme peut apprendre à aider les choses.
Peut-être que les choses alors apprendraient
à l’aider à mourir. »
« Je pense qu’en ce moment
personne peut-être ne pense à moi dans l’univers,
que moi seul je me pense,
et si maintenant je mourais,
personne, ni moi, ne me penserait.
Et ici commence l’abîme,
comme lorsque je m’endors.
Je suis mon propre soutien et me l’ôte.
Je contribue à tapisser d’absence toutes choses.
C’est pour cela peut-être
que penser à un homme
revient à le sauver. »
Le poète est un marginal et un exilé : c’est dans cette position-là, précisément, qu’il peut s’adresser à l’homme. Le poète n’enseigne rien : il crée, et il partage. La poésie consiste à être, et c’est en cela qu’elle offre l’ultime planche de salut en un monde qui se noie.
Poésie et création, 1980
"Quand tu dors
je te redécouvre.
Et je voudrais m'en aller avec toi
au lieu d'où vient cette caresse."
Inaugurer la transparence,
voir à travers un corps, une idée,
un amour, la folie,
distinguer sans obstacle l’autre côté,
traverser de part en part
l’illusion tenace d’être quelque chose.
Non seulement pénétrer du regard dans la roche
mais ressortir aussi par son envers.
Et plus encore :
Inaugurer la transparence
c’est abolir un côté et l’autre
et trouver enfin le centre.
Et c’est pouvoir suspendre la quête
parce qu’elle n’est plus nécessaire,
parce qu’une chose cesse d’être interférence
parce que l’au-delà et l’en deçà se sont unis ;
Inaugurer la transparence
c’est te découvrir à ta place.
Je me suis réveillé, un morceau de rêve entre les mains,
et n'ai su que faire de lui.
J'ai cherché alors un morceau de veille,
pour habiller le morceau de rêve,
mais il n'était plus là.
J'ai maintenant un morceau de veille entre les mains
et ne sais que faire de lui.
A moins de trouver d'autres mains
qui puissent entrer avec lui dans le rêve.
(" Sexta poesia vertical")
ÉCRIRE UN POÈME SUR RIEN
Ecrire un poème sur rien,
où toutes les transparences peuvent flotter,
ce qui n’a jamais connu la condamnation de l’être,
ce qui l’a abandonné déjà,
ce qui est sur le point de commencer
et ne commencera peut-être jamais.
Et l’écrire avec rien ou presque rien,
avec l’ombre des mots,
les espaces oubliés,
un rythme qui se détache à peine du silence,
et un silence marqué dans un point
de l’autre côté de la vie.
Un poème sur rien et avec rien.
Peut-être que tous les poèmes
passés, futurs ou impossibles
pourraient tenir en lui,
au moins un instant chacun
comme s’ils se reposaient dans sa forme,
dans sa forme ou son rien.
Quatorzième poésie verticale