Si l’État naît du dépassement des pouvoirs et des organisations privés par la constitution d’une entité supérieure, jouant le rôle de médiateur entre ces pouvoirs privés au nom de l’intérêt général, l’État meurt ou commence à mourir lorsque ces mêmes pouvoirs se l’approprient et le plient à leur propre logique. Dès lors, la force devient le seul principe régulateur des rapports sociaux. L’ensemble du coût social des transactions passées entre les différentes tribus, dans l’intérêt exclusif de leurs propres membres, retombe alors sur ceux qui n’appartiennent à aucune tribu sociale forte – comme c’est le cas aujourd’hui des jeunes précaires, des chômeurs, des personnes âgées sans revenus, des marginaux et de millions de citoyens.

Ces démons, je les ai longuement fréquentés. Lorsqu’on me demande quel type de vie je mène, j’ai coutume de répondre que je fréquente des assassins et des complices d’assassins.
En effet, tout ce temps passé à les interroger dans les prisons, à écouter leurs conversations enregistrées, à renouer les fils de tant de délits, a dévoré une grande partie de ma vie.
Au début, je croyais devoir me confronter à une sorte d’empire du mal, un monde étranger qu’il me fallait traverser, juste le temps nécessaire, avant de réintégrer le monde des honnêtes gens, des personnes dites « normales ».
Puis, peu à peu, la ligne de démarcation est devenue floue, jusqu’à s’effacer pratiquement.
Poursuivant leurs traces, j’ai pu me rendre compte à maintes reprises que le monde des assassins communiquait, par mille portes tournantes, avec les salons feutrés et insoupçonnables où le pouvoir s’abrite. J’ai dû prendre acte du fait que ces gens ne parlaient pas forcément d’une voix criarde et ne portaient pas toujours les stigmates du peuple. Qu’au contraire, les pires d’entre eux avaient fréquenté les mêmes écoles que nous. On pouvait les croiser dans les milieux les plus aisés et, parfois, les voir à l’Église se battre la poitrine aux côtés de ceux qu’ils avaient déjà condamnés à mort.
Avec le temps, j’ai fini par comprendre que le monde des assassins n’est autre que le « hors-scène » du monde où tant de sépulcres blanchis se donnent en représentation.
Voilà pourquoi ce livre raconte des histoires « obscènes », histoires qui, de par leur enchevêtrement dans les domaines de la mafia, de la corruption et du terrorisme politique, peuvent offrir une clef de compréhension de certaines pages cruciales du passé, et permettre de déchiffrer le présent et l’avenir… ou peut-être l’absence d’avenir de mon pays.
Paradoxalement, les institutions devraient garantir le droit à la fragilité des individus.
Le droit, en somme de ne pas renoncer à sa propre humanité.