Et ce, d'autant que la notion d'origine est lourde d'un autre risque : proposer une lecture téléologique du XVIIIe siècle qui ne le comprend qu'à partir de son aboutissement obligé - la Révolution - et qui n'en retient que ce qui conduit à cette fin nécessaire - Les Lumières. Or, ce qu'il faut justement interroger, c'est l'illusion rétrospective inhérente à ce "mouvement à rebroussepoil qui permet de lire les signes avant-coureurs lorsque l'évènement est arrivé à terme et qu'on regarde le passé de ce point d'achèvement qui n'était peut-être pas nécessairement son avenir. En affirmant que ce sont les Lumières qui ont produit la Révolution, l'interprétation classique n'inverse-t-elle pas l'ordre des raisons et ne faudrait-il pas plutôt considérer que c'est la Révolution qui a inventé les Lumières en voulant enraciner sa légitimité dans un corpus de textes et d'auteurs fondateurs, réconciliés par-delà leurs différences vives, unis dans la préparation de la rupture d'avec l'ancien monde ? Par la constitution, non sans débats, d'un panthéon d'ancêtres qui réunit Voltaire et Rousseau, Mably et Buffon, Helvétius et Raynal, par l'assignation à la Philosophie, d'une fonction radicalement critique, les révolutionnaires ont construit une continuité qui est avant tout œuvre de justification et recherche de paternité. Repérer dans les idées du siècle les "origines" de l'évènement serait donc redoubler sans le savoir le geste même des acteurs de l'évènement et tenir pour historiquement avérée une filiation idéologiquement proclamée. (p. 16-17)