Roger Laporte. Heidegger.
La plume à la main, jamais je ne périrai.
24 novembre 1957
Depuis hier, ai senti qu’aujourd’hui il me serait nécessaire de travailler, et, en effet aujourd’hui, malgré une tête lourde, j’ai besoin de travailler, je suis comme contraint de travailler. Je dis besoin de travailler, au sens où l’on dit que l’on a besoin de manger et en effet "l’homme ne se nourrit pas que de pain, mais aussi de la parole de Dieu". Comme je souhaiterais que ce « il faut », cette nécessité, ce besoin deviennent quotidiens. Perdre sa liberté ? Que m’importe cette liberté au-dessus et en dehors de toute chose, indifférente au travailler comme au ne pas travailler. Ce qui m’importe c’est d’être dans le monde de l’œuvre car là est la vraie vie, et je dirais là la liberté (...)
Poursuivre est un impératif auquel il faut répondre, et non point une énigme à déchiffrer : je ne parviendrai donc jamais à comprendre vraiment pourquoi écrire, ou plutôt cette modalité d’écrire sans laquelle jamais je n’aurais parlé de Biographie, achemine vers l’inconnu, l’étranger à jamais, vers je ne sais quoi d’insupportable auquel pourtant je demeure lié par serment mais aussi par désir. Si je garde l’esprit et le cœur tournés vers ce point extrême ; si j’ai constamment le souci du langage le plus juste, des pensées me viennent qui me frayent un chemin, mais un chemin de moins en moins praticable. Je ne puis avancer davantage faute de la force – ou du courage ? – nécessaire pour penser l’épreuve, pour supporter une souffrance encore plus aiguë : qui pourtant ne serait pas l’ultime : loin de la terre des hommes vers laquelle je ne puis ni ne veux revenir ; loin de la zone d’effondrement vers laquelle j’aurais dû retourner, resterai-je paralysé, coincé dans cet entre-deux, prisonnier d’un piège qui pourtant n’existe pas ? –… – La persévérance stérile avait fait place à une patience nue, sans limite, mais, à ma propre surprise, j’en vins à penser que si le désœuvrement, une souffrance par conséquent sans nom, était mon destin, je l’accepterais et même je l’aimais. Je ne suis pas passé sur l’autre rive ; la séquence n’a pas pris fin ; la souffrance ne s’est pas dissipée, mais j’ai connu un semblant de sérénité.
Faut-il vraiment désespérer que l’histoire tourne autrement, qu’il y ait encore une chance, même faible, de trouver le mot de passe, de parvenir à la délivrance, ou bien, comme à présent je suis disposé à l’admettre, dois-je non seulement consentir mais participer à la répétition accablante, à l’aggravation de…, mais de quoi au juste, et pourquoi ?
« Je n’ai jamais admis l’opposition classique, fort ancienne pourtant puisqu’on la trouve chez Héraclite, entre dire et faire : je voudrais bien au contraire faire en disant, que mon dire soit un faire. » Là gît la raison de la présence du mot « biographie » en couverture. » Moriendo », « en mourant », dit l’épreuve, scandée par le mot poursuivre, de l’écriture. Après Fugue 3, Suite, Roger Laporte poursuit son lent et profond travail d’écriture, d’écrire l’écriture, ce qui ne consiste pas à la « réfléchir » tout simplement, mais à l’inventer, en faire l’expérience nue et primitive, s’essayer à l’approcher sans relâche alors que, parfois, elle se dérobe.
THANATOGRAPHIE
Rien qu'en écrivant puis-je mourir de ma mort d'homme ?