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Citation de lanard


A vrai dire, la meilleure arme contre le mythe, c'est peut-être de la mythifier à son tour, c'est de produire un mythe artificiel: et ce mythe reconstitué sera une véritable mythologie. Puisque le mythe vole du langage, pourquoi ne pas voler le mythe? Il suffira pour cela d'en faire lui-même le point de départ d'une troisième chaîne sémiologique, de poser sa signification comme premier terme d'un second mythe. La littérature offre quelques grands exemples de ces mythologies artificielles. J'en retiendrai ici le "Bouvard et Pécuchet" de Flaubert. C'est ce que l'on pourrait appeler un mythe expérimental, un mythe au second degré. Bouvard et son ami Pécuchet représentent une certaine bourgeoisie (en conflit d'ailleurs avec d'autres couches bourgeoises): leurs discours constituent déjà une parole mythique: la langue y a bien un sens, mais ce sens est la forme vide d'un signifié conceptuel, qui est ici une sorte d'insatiété technologique; la rencontre du sens et du concept forme, dans ce premier système mythique, une signification qui est la rhétorique de Bouvard et Pécuchet. C'est ici (je décompose pour les besoins de l'analyse) que Flaubert intervient: à ce premier système mythique, qui est déjà un second système sémiologique, il va superposer une troisième chaîne, dans laquelle le premier maillon sera la signification, ou terme final, du premier mythe: la rhétorique de Bouvard et Pécuchet va devenir la forme du nouveau système, par le regard de Flaubert sur le mythe que s'étaient construit Bouvard et Pécuchet: ce sera leur velléité constitutive, leur inassouvissement, l'alternance panique de leurs apprentissages, bref ce que je voudrais bien pouvoir appeler ( mais je sens des foudres à l'horizon): la bouvard-et-pécuchéïté. Quant à la signification finale, c'est l’œuvre, c'est "Bouvard et Pécuchet" pour nous. Le pouvoir du second mythe, c'est de fonder le premier en naïveté regardée. Flaubert s'est livré à une véritable restauration archéologique d'une parole mythique: c'est le Viollet-le-Duc d'une certaine idéologie bourgeoise. Mais moins naïf que Viollet-le-Duc, il a disposé dans sa reconstitution des ornements supplémentaires qui la démystifient; ces ornements (qui sont la forme du second mythe) sont de l'ordre subjonctif: il y a une équivalence sémiologique entre la restitution subjonctive des discours de Bouvard et Pécuchet, et leur velléitarisme.
Le mérite de Flaubert (et de toutes les mythologies artificielles: il y en a de remarquables dans l’œuvre de Sartre), c'est d'avoir donné au problème du réalisme une issue franchement sémiologique. C'est un mérite certes imparfait, car l'idéologie de Flaubert, pour qui le bourgeois n'était que hideur esthétique, n'a rien eu de réaliste. Mais du moins a-t-il évité le péché majeur en littérature, qui est de confondre le réel idéologique et le réel sémiologique. Comme idéologie, le réalisme littéraire ne dépend absolument pas de la langue parlée par l'écrivain. La langue est une forme, elle ne saurait être réaliste ou irréaliste. Tout ce qu'elle peut être, c'est mythique ou non, ou encore, comme dans "Bouvard et Pécuchet", contre-mythique. Or, il n'y a malheureusement aucune antipathie entre le réalisme et le mythe. On sait combien souvent notre littérature "réaliste" est mythique (ne serait-ce que comme mythe grossier du réalisme), et combien notre littérature "irréalisté" a du moins le mérite de l'être peu. La sagesse serait évidemment de définir le réalisme de l'écrivain comme un problème essentiellement idéologique. C'est n'est certes pas qu'il n'y ait aucune responsabilité de la forme à l'égard du réel. Mais cette responsabilité ne peut se mesurer qu'en termes sémiologiques. Une forme ne peut se juger (puisque procès il y a) que comme signification, non comme expression. Le langage de l'écrivain n'a pas à charge de représenter le réel, mais de le signifier. Ceci devrait imposer à la critique l'obligation d'user de deux méthodes rigoureusement distinctes: il faut traiter le réalisme de l'écrivain ou bien comme une substance idéologique (par exemple: les thèmes marxistes dans l’œuvre de Brecht), ou bien comme une valeur sémiologique (les objets, l'acteur, la musique, les couleurs dans la dramaturgie brechtienne). L'idéal serait évidemment de conjuguer ces deux critiques; l'erreur constante est de les confondre: l'idéologie a ses méthodes, la sémiologie a les siennes.
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