Elle se demandait si la jupe n’était pas un peu trop courte pour un enterrement. Elle tournait sur elle-même, essayant tant bien que mal d’apercevoir son derrière dans le miroir. Elle se disait que le vieux aurait aimé la voir ainsi, lui qui lui envoyait toujours des petits coups d’œil malicieux quand elle dévoilait le bas de ses jambes ou quand elle déboutonnait un peu le haut de sa blouse.
Il avait compris qu'ils ne bougeraient plus, que leurs corps tissaient des racines qui, jours après jours, les ancraient de plus en plus dans ce quotidien, au milieu des meubles massifs de leur villa cossue. Ils sentiraient le cuir et la cire jusqu'au bout. Il n'y aurait pas d'épices colorées, de chants diatoniques venus d'outre-mer. Il n'y aurait que la chaleur rassurante d'une chaudière au fioul révisée deux fois par an, que le confort familier d'un matelas ressorts et latex à mémoire de forme, que la vie qui s'écoule sans mauvaise surprise. Seul leur fils provoquait une vibration incertaine capable de faire trembler les verres en cristal disposés dans le vaisselier de la salle à manger. (...) Il n'y avait que Yann pour secouer les coussins de cette baraque, même s'ils n'étaient pas poussiéreux.
C'était un jour off, exactement comme aujourd'hui. Et comme aujourd'hui, elle avait commencé sa journée en papillonnant sur les réseaux sociaux. C'était devenu une farouche habitude ces dernières années. Faire glisser son doigt sur l'écran du portable, zoomer, appuyer sur le cœur, le pouce, et passer à autre chose, zapper d'un profil à l'autre, d'une photo à l'autre, lire trois lignes, tourner la page. (...) Il y avait les stars dont elle suivait le moindres faites et gestes, les copines qu'elle likait par devoir - aime ma photo et j'aimerai la tienne - et surtout celles qu'on appelait les "influenceuses" et qu'elle trouvait si belles et si drôles à la fois.
Elle avait l'impression de les connaître, d'être devenue leur amie.
Il ne possédait pas grand-chose. Philippe Sanchis ne voulait pas avoir le sentiment d’habiter chez sa télévision, son frigo américain, son PC ou sa voiture. Il connaissait l’adage qui voulait que les choses que l’on possède finissent par nous posséder.
Il pleuvait depuis trois jours sans interruption. L’averse avait débuté juste avant les funérailles de son père. Il y avait vu comme un signe, mais tout est signe dans ces moments-là, se surprit-il à penser.
[INCIPIT]
D'abord il y a l'odeur.
Prégnante, pénétrante, insoutenable.
Un hameçon planté dans vos narines et la ligne invisible et puissante qui vous tire vers la source putride. L'odeur qui vous attrape avec ses centaines de bras, qui vous enlace pour une valse nauséabonde. L'odeur qui vous entoure, qui vous colle comme de la glu, comme de la suie, de l'huile et du cambouis. L'odeur qui vous imprègne, qui vous compresse la tête, qui vous retourne le ventre. L'odeur qui monte comme une boule dans votre œsophage. L'odeur qui finir par prendre vie au fond de votre bouche, l'odeur qui devient goût.
(...)
Et puis il ne reste que le mal.
Il n'y avait pas de frustration à être le mal-aimé, au contraire. Il n'y avait que de l'orgueil. La frustration venait avec l'inaccomplissement et l'indifférence. Il était tout l'inverse de cela. D'ailleurs, il ne supportait pas la frustration. Cela venait sûrement de son éducation. Il lui était tout simplement inimaginable de se sentir "à l'arrêt". Quelle que soit la manière, quel que soit le chemin, il lui fallait avancer. Si la voie était sans issue, il repartait dans l'autre sens mais il fallait être en mouvement, vers un objectif.
Il voyait la masse informe de la population autour de lui, comme happée par les écrans, comme envoûtée par leur lumière. L'Occident avait définitivement sombré, l'Orient suivrait, à n'en pas douter, dans les sillages des Asiatiques. Il les haïssait, tous, sans distinction de races ou de couleurs de peau. Ils avaient tous participé au déclin de l'espèce humaine. Ils avaient tous utilisé leur intelligence à mauvais escient. L'humanité ne servait qu'à fabriquer des objets qui asservissaient le monde, petit à petit.
Les mâchoires douloureuses, les muscles sclérosés, elle s'était peu à peu détendue et avait tâché, une fois de plus, d'oublier ce qu'elle venait d'imaginer. Pourquoi son cerveau lui jouait de si perfides tours ? Pourquoi l'entraînait-il sur ces chemins boueux ? Elle avait craint pour sa santé mentale. Il lui avait encore fallu de longues minutes avant de parvenir à se reconnecter à son monde. Ce monde où l'on s'envoyait des vidéos de chatons pour oublier que tout se cassait la gueule.
La nouvelle de sa disparition l'avait foudroyée mais elle entendait poindre au fond de son âme l'écho d'un sentiment de satisfaction. Elle évitait de lui tendre l'oreille pour ne pas y penser mais il était bien là, tapi dans l'ombre, le goût doux-amer de la revanche. Il était impossible de se l'avouer mais il y avait bien un parfum de "bien fait pour ta gueule" dans son appétit de tout revoir, dans ce besoin de dérouler la pelote.