Nathalie des Vallières

30 juillet 1944
Cher cher Dalloz
(...)
J'ai tout connu depuis mon retour à l'escadrille (ce retour est un miracle). J'ai connu la panne, l'évanouissement par accident d'oxygène, la poursuite par les chasseurs, et aussi l'incendie en vol. Je ne me crois pas trop avare et je me sens charpentier sain.
C'est ma seule satisfaction ! Et aussi de me promener., seul avion et seul à bord, des heures durant, sur la France, à prendre des photographies. Ca c'est étrange. Ici on est loin du bain de haine mais, malgré la gentillesse de l'escadrille, c'est tout de même un peu la misère humaine. Je n'ai personne, jamais, avec qui parler.
C'est déjà quelque chose d'avoir avec qui vivre. Mais quelle solitude spirituelle.
Et je suis descendu, je ne regretterai absolument rien. La termitière future m'épouvante.
Et je hais leur vertu de robots . Moi, j'étais fait pour être jardinier.
Je vous embrasse.
Saint-Ex [ lettre à un ami, rencontré en 1939; peut-être parmi les toutes dernières lettres... sorte de lettre testament]

" Je est un autre "
Mensonge ou licence poétique, sous la plume de ce petit jeune homme, premier prix de vers latins échappé du collège, qui a tout lu et brûle de s'en servir, afin de mettre du feu aux poudres de la littérature ? Rien de plus sérieux, de plus réfléchi, de plus délibéré que le programme énoncé dans la "lettre du voyant ". Le terme de " dérèglement contrôlé " de tous les sens, ...alerta Claudel
et lui fit voir, derrière le canular lettré d'un adolescent précoce , l'engagement dangereux d'une âme et l'art fulgurant d'un "mystique à l'état sauvage "

LE DORMEUR DU VAL

Un des poèmes les plus connus de Rimbaud, écrit dans les semaines d'errance et de révolte qui précèdent la réouverture du lycée de Charleville et la rentrée scolaire, tardive en raison de la guerre. ..Le Dormeur du Val ne relève pas de fait divers, ce n'est pas une évocation des combats de la guerre qui ravage la région depuis le début de l'été. C'est un thème littéraire qui lie à la mort l'exubérance d'une nature généreuse , tel que le traitait Georges Sand dans Lélia, où elle évoquait " cette nature tendre et coquette autour d'un cadavre " .On notera que le mot "mort " n'apparaît pas une seule fois dans les quatorze vers du sonnet que le jeune vagabond de Charleville dédie avec fraternité au jeune soldat tombé au front.

SOLDE

De son adolescence à sa vie en Afrique, l'existence d'Arthur Rimbaud a été rythmée par les échanges, les ventes et les soldes.Nous savons qu'il vend ses livres en 1871 pour se procurer l'argent nécessaire pour financer sa prochaine fugue, qu'il n'hésite pas à céder à Londres les vêtements de Verlaine deux ans plus tard et qu'en 1887 il va monnayer la caravane de son associé Labatut .Intuition du poète ou certitude que l'avenir lui réserve ? Il semble bien que Solde , tiré des Illuminations , annonce le solde principal que s'infligera Arthur: la liquidation de sa vie littéraire.

Silencieux, renfermé, enfoncé en lui-même, il dédaigne les enfantillages , et les seuls jeux à quoi il consent sont ceux qui ont pour règles les impératifs de la prosodie, de la syntaxe, de la versification .

La manière, elle, ne change pas, ou si peu : presque toujours lisible, l'écriture n'évolue guère, l'encre est toujours brune, variant dans les gammes qui vont du presque noir au bistre fragile , en fonction des qualités utilisées. Le trait de plume est ferme, mais l'instrument atteste à sa façon les errances de son propriétaire ; neuve et acérée lorsqu'il est chez lui et peut la remplacer aisément, la plume s'empâte et se casse, si Rimbaud est en voyage, témoignant ainsi de ses cheminements et de ses fugues.

De l'écriture précose des devoirs scolaires aux brouillons raturés des cahiers de son enfance, des poèmes indéfiniment recopiés dans une calligraphie convenue aux lettres -fleuves envoyées d'Afrique ou d'ailleurs, les manuscrits d'Arthur Rimbaud disent les étapes et les méandres de son oeuvre et le parcours d'une vie brutalement interrompue au bout de 37 ans.

Rien de plus clair que cette première et fameuse " lettre du voyant " sur laquelle il n'est pas nécessaire de gloser à l'infini. Elle est d'une évidence et d'une cohérence parfaites, tant dans le raisonnement que la volonté exprimée. Le ton est celui de la déclaration de foi d'un novice, qui prononce ses voeux au seuil de l'entré en religion.