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Citation de SZRAMOWO


Si je me posais toutes ces questions à cette heure-là de la nuit, c’était parce que je me demandais par quel obscur et illisible destin, après maints allers-retours entre deux continents, entre le Levant et le Ponant, je me trouvais dans ce petit train de Bourgogne, à côté de l’Orient-Express qui m’avait transportée d’Istanbul en France en 1965, sans tapis rouge ni pont de la rivière Kwaï. Le train reliait Istanbul à Milan – et plus au-delà à Vienne – en passant par Sofia, Belgrade, Ljubljana, Trieste et Venise. À l’époque, les voyages en avion étaient chers, les bagages limités, et je partais étudier à Grenoble avec des livres et des vêtements pour un long hiver. J’étais inscrite en propédeutique de lettres, le mot m’était encore inconnu, aujourd’hui je l’aime autant que celui de prolégomènes. Sous leurs apparences pédantes, tous deux signifient l’humble préparation à un savoir. Nous avions quitté la gare de Sirkeci par un après-midi d’automne à la lumière rasante. Les parents, les mouettes, la mer, les navires étaient restés le long du quai qui longe le port et nous avions fait cap vers le soleil couchant, vers l’Occident. Depuis, j’ai maintes fois éprouvé la nature fatidique et quasi vengeresse des mots. Tôt ou tard, ils vous rattrapent au collet et vous rappellent leur pouvoir obscur sur votre destin. Car chacun sait que l’Orient-Express avait été conçu à l’origine pour transporter en Orient les Occidentaux épris d’orientalisme, et non les Orientaux assoiffés des Lumières de l’Europe. Parti de Londres, Paris ou Vienne à destination de Constantinople-Istanbul, il déchargeait une partie de sa cargaison au pied du sérail des sultans et, faisant traverser le Bosphore en quelques coups de rame à ceux qui voulaient pousser plus loin l’exotisme, les déposait à la somptueuse gare de Haydarpaşa d’où le TaurusExpress les conduisait jusqu’à Alexandrie en Égypte. Le train traversait alors une région tourmentée, l’ancienne Palestine ottomane, appelée Terre sainte par les pèlerins chrétiens, et Eretz Israël par les Amants de Sion, ces jeunes révolutionnaires russes, barbus et chevelus, amoureux de l’hébreu, qui prônaient la vie communautaire et l’égalité des sexes sur la terre de leurs ancêtres. Sans le savoir, par mille détours aveugles du destin, c’est en fait vers eux que je m’acheminerais un jour, en commençant par leur tourner le dos.
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