Dancer's Studio : Sidi Larbi CHERKAOUI
Le chorégraphe partage sa passion pour la danse lors d'un entretien avec Rosita Boisseau, journaliste pour Le Monde, et nous entraîne à la découverte de son univers... Aussi bien côté scène que côté coulisses.
Un son qui vous inspire ?
- Un silence après le bruit.
Il est des regards que l'on n'oublie pas. Celui du chorégraphe Ushio Amagatsu. Après avoir franchi les paupières fermées quelques seuils invisibles, le voilà arrivé, avec ce léger déhanché qui le caractérise, au bout de son périple. Il ouvre les yeux. Son regard noir, avec ses pupilles vissées au fond des orbites, jaillit en biais. [...] Rares sont les chorégraphes qui font sentir des notions comme l'invisible, le mystère de soi. Le chorégraphe japonais, figure du Butô, ce mouvement chorégraphique né au Japon dans les années 1960 et pétri des cendres d'Hiroshima, appartient à cette race d'artistes. Depuis la création de sa compagnie uniquement masculine en 1975, Ushio Amagatsu raffine un état de corps unique, à la fois charnel et immatériel, lourd et évanescent, sur le fil de rituels hypnotiques.
Qu'un homme incarne Bernarda balaye tout sentiment féminin, du sexuel au maternel.
Quelle est la séquence la plus jouissive ?
- Le passage du faux sermon à table : un dégueulis de mots, entre onomatopées religieuses et clapotis de mangeaille.
Quel a été le point de connexion intime avec le rôle ?
- Le dialogue à mesurer entre féminité et masculinité, astreint à cette implacable autorité qui s'ébranle à la fin.
Quel sens conférez-vous au spectacle ?
- Il est le révélateur des travers humains au moyen de la parole du corps.
Que souhaitez-vous transmettre au public ?
- Le rendre sensible aux thèmes du refoulement sexuel et de l'oppression familiale dans ce huis clos féminin.
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Entretien, en 2008, avec Kader Belarbi pour son rôle féminin "Bernarda", dans la Maison Bernarda de Mats Ek (création de 1978).
La Maison de Bernarda, Mats Ek, 1978
Un terrifiant huis clos de femmes en noir : une servante compatissante et cinq sœurs célibataires (dont une bossue et deux jumelles) à qui Bernarda, mère tyrannique, impose deuil et réclusion quand elle devient veuve. Un seul homme, fiancé officiel de la fille aînée, a le droit de franchir la porte, pour rendre encore plus folles ces filles frustrées qui ne rêvent que de mariage et évasion. Mais le fiancé hésite entre la cadette, qu'il a séduite, et la dot de l'aînée. La délaissée se suicidera. Pour renforcer le personnage de la mère, Mats Ek fait jouer le rôle par un homme. Car Bernarda perd toute féminité. Elle se durcit, prend l'autorité du chef de famille. Même ses rares gestes d'humanité font peur. Et c'est sans la moindre émotion apparente qu'elle pousse sous un tapis le corps de sa fille morte enceinte, pour éviter tout scandale.
Le Ballet Cullberg présente la Maison de Bernarda au Théâtre de la Ville en 1981. La pièce frappe alors par sa force et sa noirceur, par l'étrangeté du décor et sa grande table noire aux jambes humaines, et surtout par le langage chorégraphique typique de Mats Ek, le moindre geste traduisant un état psychologique précis. Mouvements amples, excessifs, brusques, volontairement naïfs parfois, pour grossir le trait, le rendre plus accessible ou plus monstrueux.
À son entrée au répertoire de l'Opéra de Paris en avril 2008, ce ballet alors âgé de trente ans s'est avéré d'une invention et d'une force d'impact très supérieures à bien des créations plus récentes.
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Adaptation chorégraphique réalisée sans concession de la pièce de García Lorca "La Maison de Bernarda Alba" sur un collage de musiques espagnoles pour la guitare et de Bach pour l'orgue.
Qu'est-ce qui vous met en appétit, artistiquement parlant ?
- Le besoin et le plaisir. Le plaisir et le besoin de me remettre en question.
Quels sont vos racines, réelles ou imaginaires ?
- Je viens de nulle part et je suis de nulle part. Comme un chevalier du désespoir, je ne sors pas d'un ventre, mais de l'imagination.
Quel est votre talon d'Achille selon vos détracteurs ?
- Qu'on pense que je suis comique, alors que je ne veux absolument pas l'être.
Quelle est votre obsession principale dans le travail ?
- Découvrir la vie. Mon travail est mon obsession et cette obsession est une source de lumière, pour moi-même et pour les autres.
Une lumière ?
- J'aime le soleil qui filtre à travers les nuages comme dans les toiles de Caspar David Friedrich. Et quand je ferme les yeux et que je pousse très fort sur mes paupières, je me perds dans un monde balayé d'éclairs féeriques.
Le tabou ultime dans un spectacle ?
- Pour moi, il n'y a pas de tabous. Il n'y a qu'égards et empathie par rapport à la vie.
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Entretien avec Jan Fabre.
Sa brusquerie, non dénuée d'élégance, sa façon de foncer droit sur sa cible, signe la franche beauté de Jan Fabre. L'esprit en surchauffe permanente, le plasticien, chorégraphe, metteur en scène et écrivain flamand le plus en vue sur la scène internationale conserve un instinct féroce : celui d'un artiste qui taille sa route sans rendre de comptes à personne, sauf à lui-même. [...]
Repoussant sans cesse ses limites et celles du théâtre, il mesure sa rage de créer à sa capacité physique à résister. Réputé pour son penchant à l'extrémisme, Jan Fabre est à double tranchant : âpre et tendre, exhibitionniste et secret, savant et populaire, cosmopolite mais d'abord et avant tout anversois. [...]
Agressivité assumée, nudité totale, silence tendu, lenteur et durée des pièces (huit heures, soit la durée d'une journée de travail), il met à sac le plateau dans des cérémonies convoquant danse, théâtre, arts plastiques et musique live, qui font effraction dans l'esprit du spectateur. [...]
Brueghel et Bosch rôdent toujours dans les coulisses de Jan Fabre.
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La partie de votre corps qui vous inspire le plus et danse en premier chez vous ?
- Mon pénis pour regarder et mes yeux pour m'offrir un orgasme. Ma vie est comique quand je pense et tragique quand je sens. C'est pourquoi je tente de penser et de sentir à la fois avec mon pénis, mon cœur et mon cerveau.
Un son qui vous inspire ?
- Les cris et la jouissance intarissable des femmes qui me renvoient l'image du désir de dévouement éternel et me montrent la passion de la compassion éternelle.
Une porte est restée entrouverte, permettant de glisser un œil. Image volée : la reine Pina dans son intimité, seule devant un miroir en train de déployer, comme on lance une voile, un immense rond de bras. On s'éclipse. On reste sur cette vision si symptomatique [...]. Tout, ou presque, démarre par les bras chez Pina Bausch. Qu'ils soient torsadés comme ceux des sculptures indonésiennes où longs façon algues, ils entraînent le buste, les torsions des hanches, puis les jambes vibratiles, de moins en moins visibles sous les robes du soir somptueuses qui déterminent le chic Pina. Bras à jamais intranquilles, qui caressent, étreignent, frappent. [...]
Rome, Budapest, Istanbul ou Tokyo ont servi de miroir à ses fantasmes, dopant la virevoltante mécanique au goût d'urgence et d'ivresse devenue l'équation Pina Bausch.
Parades de virtuosité et de séduction, alternant sketches théâtraux et solos vertigineux, ses spectacles, nouvelles revues chorégraphiques portées par des danseurs qui regardent le public dans les yeux, ruissellent de sensations contrastées.
Ce cabaret contemporain, qui cultive l'art de la transition sur un mode majeur, course la vie avec une fougue increvable.
Que serait le mouvement absolu ?
- La danse sans la fatigue.
Quelle place tient l'intime dans votre travail ?
- C'est le moteur.
Gilles Jobin possède un geste net et profond qui œuvre dans le massif, l'épais de la chair, tout en élaguant immédiatement vers l'abstraction. Ce paradoxe explique en partie qu'il puisse continuer à faire des pièces résolument mouvementées sans jamais flirter avec une danse asséchée par son impuissance ou son besoin de narration. [...] Insistance sur le propos plutôt que pauvreté de la répétition. Gilles Jobin aime jouer avec une certaine lassitude. Sur un plateau envisagé comme une toile blanche, les corps sont jetés telles des tâches de couleurs, malaxés en aplats et rythmés par les teintes des vêtements. Accomplissant des actions précises, comme déplacer d'autres corps, marcher sur les mains, ils tissent un flot de mouvement ininterrompu. Autour du pas de deux et lancé à toute vitesse, "double deux" réussi une très belle échappée sous adrénaline. La pièce pète comme un bouchon de champagne et fait des bulles pendant une heure de temps. [...]
L'auréole romantique du couple prend une méchante trempe.
Pour moi, la danse est un mouvement dans le temps et dans l'espace, et tout espace lui convient : un théâtre, une église, une rue, un gymnase, un musée, un studio de télévision. [...]
L'acte de danser est aussi éphémère et précis que celui de respirer.
Merce Cunningham
Ma vie est comique quand je pense et tragique quand je sens.
Jan Fabre.
Merce Cunningham qui définit le centre du plateau comme étant "partout où se trouve un danseur", selon le principe d'Einstein arguant "qu'il n'y a pas de point fixe dans l'espace", a sans cesse inventé des méthodes, suscité des rencontres (plasticiens, musiciens...) pour relancer la donne de sa création et déstabiliser ce qui pourrait devenir une habitude. [...]
Merce Cunningham fait péter le feu d'artifice d'une danse impitoyable, toute en distorsions, bifurcations, en un mot imprévisible.