Russell Banks

Le métabolisme de l'histoire évolue trop rapidement pour qu'il nous soit possible de l'observer. Tout se passe comme si, préoccupés de l'unique journée constituant le cycle vital d'un seul éphémère, nous perdions de vue l'espèce et son destin. En même temps, le métabolisme de la géologie évolue trop lentement pour qu'il nous soit possible de le percevoir, de sorte que, de la naissance à la mort, il nous semble prisonniers que nous sommes du battement de nos coeurs humains pris un à un, que tout ce qui se passe sur cette planète est ce qui nous arrive à nous, individuellement, personnellement, secrètement. Nous sommes parfaitement capables, le soir debout sur une haute plaine froide, de contempler les montagnes égratignées et couvertes de neige qui s'élèvent à l'ouest - et peu importe que l'on se trouve alors dans un faubourg de Denver ou aux portes d'un village du Baluchistan pakistanais - et, bien que sous nos pieds des fragments de terre vastes comme des continents viennent inexorablement frotter les uns contre les autres, ne cessent d'enfoncer tel ou tel continent de manière à s'élever pour passer au-dessus, comme s'ils désiraient prendre leur place sur la carte, de nous évertuer tout ce temps à extraire de la pointe de notre langue le petit morceau de viande qui s'est logé entre deux molaires et de songer aux remarques sarcastiques que nous aurions dû faire à notre beau-frère au cours du dîner.