Léanne, libraire du rayon Science-Fiction, présente Melmoth Furieux de Sabrina Calvo paru aux éditions La Volte.
- Les gens d'ici sont très attachés au lieu. On dit qu'on n'habite pas Le Corbu, mais qu'il vous habite.
- Vous voulez dire que Le Corbu serait hanté?
- Il s'agit plutôt d'une philosophie. Que tout le monde se responsabilise, comme s'il faisait partie d'un tout. C'est une tradition qui se perd.
C’est tout un monde qui s’est écroulé, un monde ancien qui portait le nom d’un mode de vie – un monde féodal qui taisait son identité, sa résilience à toute forme de justice. Depuis la nuit des temps, rien n’a pu empêcher une moitié de l’humanité de mettre l’autre en esclavage.
Le jour où le nazisme sera rentable, tous les capitalistes seront nazis.
Ce n’est pas l’individualisme qui tue la société. C’est le moi d’abord.
Le Gris voulait apprendre à la société à vivre avec moins, avec le nécessaire. Peut-être à saisir l'essence du bonheur, en le domestiquant dans un espace privé. À la fin de sa vie, il habitait seul, dans un cabanon fait sur mesure à Roquebrune, sur un bout de roche. Il était mort en nageant. L'exemple du héros sacrifié, célébré mais incompris. Ses projets utopiques ne sont plus aujourd'hui que des œuvres d'art, vécues de l'intérieur par des peuplades dont il ignorait tout. Sa ville rêvée de Chandargh, bâtie en Inde, est le témoignage d'un monde impossible. Le Gris avait marqué de son empreinte le réel. Mais le réel l'avait fui. Ici, dans cette Unité d'Habitation, subsistait encore l'étincelle. Son étincelle, placée là en attendant qu'il revienne à la vie, à travers ces murs.
Nous avons tellement appris à nous libérer sans agir, en prenant pour acquis ce qu’on nous donnait comme espace, qu’on s’est même demandé si on pourrait changer le monde en restant sur nos culs à rien foutre.
Downtown est devenu l’univers stérile auquel il aspirait du temps de sa gloire néo-capitaliste. Loin des marchandages de Chinatown et des souterrains exclusivement corporates, la surface est laissée aux ruines de chaînes de vêtements, aux fast-foods et aux micro-supermarchés. Une population fantôme continue ses errances de shopping, véritables rituels devenus religion – des zombis répétant des gestes habituels, sans plus aucun sens. De libéral à réactionnaire il n’y a qu’un pas. L’ancienne génération voyait les choses en noir et blanc, et au ralenti. Son incapacité à dépasser le bien-être matériel avait laissé un trou béant dans le vivre-ensemble.
La mention du Corbu fait chavirer les cœurs. Toujours, cette romance du créateur suprême, celui par qui tout a été possible. Le Gris. Qui peut aujourd'hui prétendre savoir ce qu'il y avait en lui? Une âme torturée, rationnelle jusqu'à la nausée, qui n'avait jamais exclu l'impossible désir de se tromper. Un homme de contradictions. Un homme qui avait passé sa vie au chevet de son œuvre, persuadé de pouvoir changer le monde en le réduisant, lui imposant une norme idéale qu'il avait déduite de ses études, de son instinct. Un visionnaire borgne -amblyope- qui voulait refaire l'humanité à son image. Le Gris avait entrepris tellement de projets, dessinateur, écrivain de talent, une vie ne lui avait pas suffi. Le Gris était un Fada.
— C’est quoi le plan ?
— Le plan A ? Rester digne.
— Et le B ?
— Tout démonter.
- Il y avait quelqu'un ici. Il est entré, elle ne s'est pas battue. Il l'a pétrifiée. Il a pris quelque chose. Il est reparti.
- Il?
- Ou elle. Et cette personne était accompagnée par un animal. Colline se souvient de l'odeur maintenant. L'odeur qui l'avait frappée en pénétrant dans l'appartement. La même odeur, dans la pièce du sol artificiel, qui l'avait saisie quand elle s'était introduite dans la nécropole avec Toufik.
La couche de paille souillée.