Citations de Saint-John Perse (268)
Ah ! toutes choses de mémoire, ah ! toutes choses que nous sûmes, et toutes choses que nous fûmes, tout ce qu’assemble hors du songe le temps d’une nuit d’homme, qu’il en soit fait avant le jour pillage et fête et feu de braise pour la cendre du soir ! — mais le lait qu’au matin un cavalier tartare tire du flanc de sa bête, c’est à vos lèvres, ô mon amour, que j’en garde mémoire.
Chanté pour celle qui fut là
Avec l’achaine, l’anophèle, avec les chaumes et les sables, avec les choses les plus frêles, avec les choses les plus vaines, la simple chose, la simple chose que voilà, la simple chose d’être là, dans l’écoulement du jour.
C'est un envol de paille et de plumes! une fraîcheur d'écume et de grésil dans la montée des signes! et la Ville basse vers la mer dans un émoi de feuilles blanches: libelles et mouettes de même vol.
"La Mer en fête sur ses marches comme une ode de pierre: vigile et fête à nos frontières, murmure et fête à hauteur d'hommes - la Mer elle-même notre veille, comme une promulgation divine..."
Et, vous Mers, qui lisiez dans de plus vastes songes, nous laisserez-vous un soir aux rostres de la Ville, parmi la pierre publique et les pampres de bronze ?
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Ils m'ont appelé l'Obscur, et mon propos était de mer.
Oiseaux de Braque, et de nul autre… Inallusifs et purs de toute mémoire, ils suivent leur destin propre, plus ombrageux que nulle montée de cygnes noirs à l’horizon des mers australes.
- tu sens l'eau verte et le récif, tu sens la vierge et le varech [...] et tu te meus avec la migration des sables vers la mer ...
LES CLOCHES
Vieil homme aux mains nues,
remis entre les hommes, Crusoé !
tu pleurais, j'imagine, quand des tours de l'Abbaye, comme un flux, s'épanchait le sanglot des cloches sur la Ville...
Ô Dépouillé !
Tu pleurais de songer aux brisants sous la lune; aux sifflements de rives plus lointaines; aux musiques étranges qui naissent et s'assourdissent sous l'aile close de la nuit,
pareilles aux cercles enchaînés que sont les ondes d'une conque, à l'amplification de clameurs sous la mer...
De tous les animaux qui n'ont cessé d'habiter l'homme comme une arche vivante, l'oiseau, à très longs cris, par son incitation au vol, fut seul à doter l'homme d'une audace nouvelle.
Les vents sont forts ! Les vents sont forts !
Écoute encore l'orage labourer
dans les marbres du soir.
Sourire d'être dans ton soufflé, comme sous l'abri de toile du
navire. La brise est dans le tendelet… Que je te sois douceur liée
et grâce tendre sur les eaux : silence et veille dans ta veille et batte-
ment dans l'ombre de tes cils. Pour toi mon front de femme et le
parfum d'épouse à la naissance du front ; pour moi ce battement
très fort du sang dans la méduse du cœur d'homme.
Inonde, ô brise, ma naissance ! Et ma faveur s'en aille
au cirque de plus vastes pupilles!... Les sagaies de Midi
vibrent aux portes de la joie. Les tambours du néant
cèdent aux fifres de lumière. Et l'Océan, de toutes parts,
foulant son poids de roses mortes.
Sur nos terrasses de calcium lève sa tête de Tétrarque.
L'odeur funèbre de la rose n'assiègera plus les grilles
du tombeau; l'heure vivante dans les palmes ne taira
plus son âme d'étrangère... Amères, nos lèvres de vivants
le furent-elle jamais ?
J'ai vu sourire aux feux du large la grande chose fériée :
La Mer en fête de nos songes, comme une Pâque d'herbe
verte et comme fête que l'on fête,
Toute la Mer en fête des confins, sous sa fauconnerie
de nuées blanches, comme domaine de franchise et
comme terre de mainmorte, comme province d'herbe
folle et qui fut jouée aux dés...
Et du mal des ardents tout un pays gagné, avant le soir, s’avance dans le temps à la rencontre des lunes rougissantes. Et l’An qui passe sur les cimes… ah ! qu’on m’en dise le mobile ! J’entends croître les os d’un nouvel âge de la terre. Souvenirs, souvenirs ! qu’il en soit fait de vous comme des songes du Songeur à la sortie des eaux nocturnes. Et que nous soient les jours vécus comme visages d’innommés. L’homme paisse son ombre sur les versants de grande transhumance !…
Les vents sont forts ! la chair est brève !… Aux crêtes liserées d’ors et de feux dans les lancinations du soir, aux crêtes ciliées d’aiguilles lumineuses, parmi d’étranges radiolaires,
N’est-ce toi-même, tressaillant dans de plus pures espèces, avec cela d’immense et de puéril qui nous ouvre sa chance ?… Je veille. J’aviserai. Et il y a là encore matière à suspicion… Qu’on m’enseigne le ton d’une modulation nouvelle !
Innombrables sont nos voies, et nos demeures incertaines.
Dédicace
Midi, ses fauves, ses famines, et l'An de mer à son plus haut sur la table des Eaux...
- Quelles filles noires et sanglantes vont sur les sables violents longeant l'effacement des choses ?
Midi, son peuple, ses lois fortes... L'oiseau plus vaste sur
son erre voit l'homme libre de son ombre, à la limite de son bien.
Mais notre front n'est point sans or. Et victorieuses encore de la nuit sont nos
montures écarlates.
Ainsi les Cavaliers en armes, à bout de Continents, font au bord des falaises le
tour des péninsules.
- Midi, ses forges, son grand ordre... Les promontoires ailés s'ouvrent au loin
leur voie d'écume bleuissante.
Les temples brillent de tout leur sel. Les dieux s'éveillent dans le quartz.
Et l'homme de vigie, là-haut, parmi ses ocres, ses craies fauves, sonne midi le
rouge dans sa corne de fer.
Midi, sa foudre, ses présages ; Midi, ses fauves au forum, et son cri de
pygargue sur les rades désertes !...
- Nous qui mourrons peut-être un jour disons l'homme immortel au foyer de
l'instant.
L'Usurpateur se lève sur sa chaise d'ivoire. L'amant se lave de ses nuits.
Et l'homme au masque d'or se dévêt de son or en l'honneur de la Mer.
(1957)
extrait du discours de réception du prix Nobel en 1960 : ... Fidèle à son office, qui est l'approfondissement même du mystère de l'homme, la poésie moderne s'engage dans une entreprise dont la poursuite intéresse la pleine intégration de l'homme. Il n'est rien de pythique dans une telle poésie. Rien non plus de purement esthétique. Elle n'est point art d'embaumeur ni de décorateur. Elle n'élève point des perles de culture, ne trafique point de simulacres ni d'emblèmes, et d'aucune fête musicale elle ne saurait se contenter. Elle s'allie, dans ses voies, la Beauté, suprême alliance, mais n'en fait point sa fin ni sa seule pâture. Se refusant à dissocier l'art de la vie, ni de l'amour la connaissance, elle est action, elle est passion, elle est puissance, et novation toujours qui déplace les bornes. L'amour est son foyer, l'insoumission sa loi, et son lieu est partout, dans l'anticipation. Elle ne se veut jamais absence ni refus. Elle n'attend rien pourtant des avantages du siècle. Attachée à son propre destin, et libre de toute idéologie, elle se connaît égale à la vie même, qui n'a d'elle-même à justifier. Et c'est d'une même étreinte, comme une seule grande strophe vivante, qu'elle embrasse au présent tout le passé et l'avenir, l'humain avec le surhumain, et tout l'espace planétaire avec l'espace universel. L'obscurité qu'on lui reproche ne tient pas à sa nature propre, qui est d'éclairer, mais à la nuit même qu'elle explore; celle de l'âme elle-même et du mystère où baigne l'être humain. Son expression toujours s'est interdit l'obscur, et cette expression n'est pas moins exigeante que celle de la science...
Au poète indivis d'attester parmi nous la double vocation de l'homme. Et c'est hausser devant l'esprit un miroir plus sensible à ses chances spirituelles. C'est évoquer dans le siècle même une condition humaine plus digne de l'homme originel. C'est associer enfin plus hardiment l'âme collective à la circulation de l'énergie spirituelle dans le monde... Face à l'énergie nucléaire, la lampe d'argile du poète suffira-t-elle à son propos ? – Oui, si d'argile se souvient l'homme.
Et c'est assez, pour le poète, d'être la mauvaise conscience de son temps.
[In "Poésie"]
Ils m'ont appelé l'obscur et j'habitais l'éclat.
Je t'ai pesé, poète, et t'ai trouvé de peu de poids.