C’est par l’envie que commence l’histoire à priori banale de Grande couronne de Salomé Kiner. L’envie d’une adolescente de quatrième d’avoir les mêmes fringues et les mêmes chaussures de marques que les autres dans la cour de récré et lors des sorties entre filles.
Alors au lieu de se faire payer pour rédiger le devoir des autres, notre narratrice — que l’on ne connaîtra que par son nom d’emprunt, Tennessy — va faire un choix plus radical, celui d’une prostitution qui ne dit pas son nom.
Avec ce premier roman aussi cru que éminemment humain, la primo-romancière nous place dans les baskets d’une ado de la fin du siècle dernière, à la veille du bug de l’an 2000 et d’une certaine ambiance de fin du monde aujourd’hui ridicule et douce-amère.
Pour notre jeune héroïne de banlieue pavillonnaire, sa famille de classe moyenne ne suffit plus et la consommation autour d’elle prend des allures d’obligation sociale, préfigurant déjà un XXIème siècle où les marques ont gagné la guerre.
Mais revenons d’abord à ce virage vers l’abject. Sans apitoiement et sans voyeurisme, Salomé Kiner dit l’impensable, ce qu’une gamine pourtant intelligente (mais naïve) est prête à faire pour s’intégrer parmi les autres, par conformisme et par mimétisme.
En adoptant le surnom de Tennessy, la jeune fille intègre le groupe Magritte après un « entretien » d’embauche avec un mac, Miguel, qui la viole au passage tant qu’à faire. Mais elle, tragiquement, ne se rend pas compte de la gravité de l’acte, cette sodomie sur un parking qui la fait rentrer chez elle sans culotte et sans pantalon, plus honteuse à l’idée que sa mère la retrouve dans cet état que véritablement préoccupée par cette perte brutale d’innocence qui est la sienne en cet instant.
Tennessy va donc faire des fellations à des inconnus, des zguègues, contre de l’argent et l’assurance de pouvoir se payer ce qu’elle veut comme elle veut.
De l’éjaculateur précoce à la brute dominatrice et fétichiste, la jeune fille va devenir une femme sous les coups de boutoir d’une réalité sordide et honteuse où la femme est un instrument pour des (jeunes) hommes au fond tout aussi misérables qu’elle.
Quelque chose va mal dans la société dans laquelle vit Tennessy, et ce n’est pas seulement lié au sexe.
Derrière la plongée de Tennessy dans ce milieu perfide et écœurant, on trouve toute la difficulté d’être une femme dans les années 90. La famille de l’héroïne n’est pas une famille pauvre à proprement parler, c’est une famille moyenne, banale avec son père démissionnaire qui finit par quitter la maison en laissant en plan sa femme et ses quatre enfants. Dès lors, par les yeux de Tennessy, on assiste à la lente destruction d’une mère de famille qui perd pied et qui se raccroche à une dernière illusion : faire en sorte que sa fille trouve quelque chose de mieux qu’elle pour l’avenir. Notre narratrice, elle, grandit à marche forcée, pas seulement en branlant des hommes dans des voitures au milieu de nul part, sur des parkings ou dans la forêt, mais aussi en devenant mère de substitution pour un frère avec un retard psychomoteur, pour un autre qui passe sa crise d’adolescence à travers des jeux/films de guerres. Un mère de substitution qui regardera partir sa sœur aînée vers un mirage lointain et absurde, condamnée à se noyer dans une médiocrité déjà écrite par avance pour elle.
Grande couronne, c’est aussi l’effondrement d’une cellule familiale qui essaye de tenir grâce à la ténacité d’une gamine et les dernières forces d’une mère à bout que plus rien ne retient. C’est la démission des obligations parentales et le début des emmerdes pour des gamins laissés à la merci de problèmes d’adultes.
Salomé Kiner mêle tous ces sentiments forts et terribles avec une plume ample, déliée, souvent crue qui explique les évènements en face et regarde les pires choses dans les yeux pour en dénouer toute la complexité. Ainsi, Tennessy rencontre Chanelle, une autre jeune fille qui suce et branle des mecs pour exister/consommer. La situation pour Chanelle n’est pas la même mais le destination finale ne change pas : ferrer un type pour sortir du cauchemar. Mais est-ce la vraie réponse au problème qui les ronge ?
La roman ne cesse de s’interroger sur l’avenir de Tennessy, sur ce qui s’offre à elle, sur ce que la société peut pour elle et ce qu’elle peut espérer pour le futur quand elle-même ne voit aucune porte de sortie se profiler au loin.
Ses rêves finissent par être à l’aune de la médiocrité de son existence.
Elle fantasme sur un livreur de pizza fumeur de joints et éprouvera sa première nuit d’amour sans comprendre le sens même de ce mot.
Le tragique dans Grande couronne réside surtout dans ce constat terrible d’une gamine qui découvre l’amour et le sexe par la perversité et la brutalité, et qui n’arrive même pas à comprendre qu’elle mérite mieux, qu’elle aurait du avoir mieux que ça, que tout va terriblement de travers là-dedans.
C’est la révolte qui anime souvent le lecteur en parcourant les pages du roman, saisit par la rudesse impitoyable de la vie de Tennessy et son passage à l’âge adulte dans une société égoïste, dégoûtante et humiliante où l’argent est roi, où la marque fait de vous une fille populaire et où l’on jette la personne après usage.
Avec une ironie mordante, les grandes figures de l’art francophone deviennent les observateurs silencieux d’une descente aux enfers inéluctable, de Magritte à Delacroix en passant par Saint-Exupéry, plaquées sur des billets qui asservissent et avilissent ou prêtant leur nom à des groupes abjects d’où le beau est absent. Finalement, les promesses technologiques de l’époque, Tam-Tam et autres Minitels, ne sont que des illusions passagères à la mesure de cette prostitution-consommation qui ne résout rien et aggrave tout.
La vie de Tennessy, en forme d’apprentissage terrible, est une grande désillusion, une grande capitulation, sur l’amour et sur la famille mais aussi sur cette société qui voyait le XXième siècle comme la fin d’un cycle alors qu’il n’annonçait que les pires travers du prochain. Grande couronne regarde la fin de l’innocence sans complaisance, l’affronte et l’expose dans sa nudité adolescente et s’interroge : Quel avenir pour les Tennessy d’hier et de demain ? Quel avenir pour ceux qui n’en ont jamais eu ?
Grande couronne impressionne par sa justesse et son ton à la fois cru et émouvant, où l’on grandit trop vite et trop brutalement avec une gamine de quatorze ans qui se retrouve projeté dans des problématiques d’adultes qui la dépassent et la dépècent.
Salomé Kiner signe un premier roman dur et bouleversant qui se lit d’une traite entre nostalgie, tristesse et fascination.
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