Salomon Malka

Le dos et le visage

" Jamais Euguenia Nikolaïevna n'aurait pensé qu'un dos pût exprimer tant de choses, qu'il pût aussi nettement refléter un état d'âme. En s'approchant du guichet, les gens avaient une façon particulière de tendre le cou, et leur dos, avec leurs épaules relevés, leurs omoplates tendues, semblaient crier, pleurer, sangloter"

Un dos qui sanglote.Un dos qui verse les larmes qui sont le propre du visage.Un dos doué d'expression.C'est probablement cette image- là que Lévinas gardera longtemps en tête, comme une des scènes fortes, entre tant d'autres, de " Vie et Destin"

( p.37)

Le repos éternel

C'est une nouvelle tardive.Elle date de 1960 et concerne la mort, vue à travers un cimetière, celui de Vagankovo, près de la gare, où est enterré son père. (...)

L'écrivain déambule entre les tombes et repère les inscriptions sur les dalles. Les titres universitaires. Le grade militaire. Les postes occupés. Déclarations banales, comme celles que l'on remplit quand on postule à un emploi, qu'on fait une demande en mariage ou qu'on propose quelqu'un pour une décoration. Le statut social poursuit le défunt jusqu'au cimetière. (...)

La vérité, dit Grossman, c'est que l'homme meurt avec son mystère, avec ce qui en fait un être unique.Et cela, la pierre et la tombe et les fleurs et les pierres sont impuissants à le rendre.

Préface de Jean- François Colosimo


Une Épiphanie juive

Ainsi, à la suite, à son tour, de Vassili Grossman, parmi ces juifs qui ont traversé l'ère de l'inhumain non plus du côté nazi, mais communiste cette fois.Ou plutôt, et en fait, à la confluence de ces deux totalitarismes dont l'enfant de
Berdîtchev a le premier, dévoilé l'énigmatique consanguinité. Aveuglante vérité dont il a acquitté le prix fort, le seul qui vaille attention, le sang.(...)
Vie anéantie, réduite à la pure obscurité par un trop lumineux destin auquel survient une immortelle parole qui finira par passer, rebelle, de la bouche à l'oreille, de l'oreille au coeur.À tous les coeurs.

"Vie et destin ... dans ce livre, il y a une tentative de montrer que seul l'humain et la rencontre entre les hommes reste le domaine où il y a du sens. ... Grossman lui-même est effrayé par l'impossible construction d'un ordre stable. (p.136)

La conversation a été quelques instants enjouée. On a plaisanté sur l'interminable valse-hésitation de la veille. On a moqué un des convives, le plus bruyant, qui avait réussi le tour de force d'être successivement le virulent avocat des deux thèses contradictoires. Il avait passé la première partie de la soirée à tenter de les dissuader de prendre la route (le mois de juillet rédhibitoire, etc.) et s'était acharné en fin de soirée, avec la même passion, à leur vanter les charmes du Tishka en été. Puis le silence s'était de nouveau installé. Le silence et aussi une espèce de gravité. Ils tenaient tous au fond, dans cette histoire, à ne pas se laisser aller à la moindre émotion, à rester au bord d'eux-mêmes, à faire comme si c'était une virée. Une simple virée dans le Sud saharien. Qu'était-ce d'autre d'ailleurs ?

Nous sommes tous un peu des personnages de Camus .

(Après sa lecture du roman d'Albert Camus La peste )

Le Livre noir

De son vivant, il n'aura pas vu le fruit de ses efforts. Écœuré par son échec à rendre public ce" Livre noir" sur lequel il a travaillé inlassablement, impuissant à faire connaitre au monde le récit des massacres de Berditchev, il va décider de s'atteler à une oeuvre de fiction. Faire vivre sa mère dans l'imagination et dans le coeur de ses lecteurs, la faire renaître et la faire revivre, raconter sa mort, lui faire écrire une lettre déchirante où elle raconte ses derniers jours.Ce sera " Vie et Destin"

( p.64)

Vie et Destin


Sa référence, c'est Tolstoï. " Vie et Destin"
reprend- dans la forme- le titre du roman de Léon Tolstoï " Guerre et Paix".Il écrira d'ailleurs à sa fille Katya que c'est le seul livre qu'il ait emporté avec lui pendant la bataille de Stalingrad, pour le relire.(...)
Pour le reste, les deux romans sont proches par leur ambition, par leur ampleur, par leur approche.(...)
Et sauf que, enfin, au moment de la guerre napoléonienne Tolstoï pouvait écrire à peu près ce qu'il voulait. Il pouvait chercher la vérité sur des événements qu'il n'avait pas vécus. Grossman écrivait sous l'oeil du pouvoir soviétique.

(p.26)

Le Livre noir

La guerre associée à la littérature, ce sera la force de Grossman.La présence du journaliste dans le romancier est capitale.(...)
Et puis, il y a l'anticipateur.Celui qui voit plus loin.Qui écrit pour après son époque, avec la conscience très nette du caractère testamentaire de ses écrits. Plus il avancera, plus il se verra interdit, et plus il ira loin dans la dénonciation, plus l'oeuvre se fera violente, intransigeante et sans concession à rien ni à personne.
Pour l'heure, il est le témoin direct de ce qui arrive et il est le premier à tout dire.À tout écrire. À rendre compte de tout.


( p.59)

Trop tard

L'amour du thé, passion héritée de l'enfance sans doute.Grossman s'extasie un moment sur le fait que les intellectuels, en dehors de la Russie- il cite notamment Heminway- boivent sans arrêt du whisky, du rhum, du cognac, alors que l'intelligentsia russe a toujours fonctionné au thé. C'est autour du samovar que les discussions interminables se faisaient. C'est autour d'une tasse de thé que Lénine a préparé la révolution. Quand Staline, le successeur préférait le cognac.

( p.115)