L'Esprit des Lettres - Samuel Adrian, Emmanuel Godo et Pierre Jova
« J'avais trouvé le moyen de me fouler la cheville. Limité dans mes déplacements, je restais au jardin. J'avais là un remède à la bougeotte, un anti-voyage. J'étais acculé à la contemplation. "Qu'ai-je besoin d'aller voir ailleurs, pensais-je, quand le monde est contenu dans un brin d'herbe ? Que vaut ma curiosité pour l'étranger quand je manque de curiosité pour la terre que je foule ? Ce n'est pas la quantité de choses vues qui fait l'artiste, pas plus que c'est le nombre de lectures qui fait le sage. Si je suis aveugle à la beauté du lombric, je suis aveugle à celle du tigre. Si je ne sais pas voir la beauté de la fougère, je ne saurai pas voir celle de la rose. Et que m'importe la splendeur de l'or puisque ce granit tatoué de lichen suffit à me ravir ! La beauté est divine et ordinaire. Le miracle est là qui nous entoure et nous ne le voyons pas. Il nous pénètre et nous ne le sentons pas. Le rossignol ajoute sa voix au cantique de l'univers mais nous, pauvres humains, nous maugréons dans notre coin, c'est-à-dire dans nos villes. Amis artistes, au travail ! Le monde est beau, il faut y mettre du sien." Mais alors à quoi bon voyager puisque tout est là ? Réponse : pour voir enfin ce qu'on a sous les yeux, faut parfois se mettre en marche. Le voyage n'est rien d'autre que cette mise en branle qui nous rend un peu lus attentifs à la beauté du monde. En ce sens, une balade de vingt minutes autour d'un pâté de maisons est un voyage, si elle me fait enfin voir le chat pelotonné sur un muret, le vieux bâille sur son banc, le lombric qui se tortille sur le bitume, et qui attendait notre secours. »
J'aurais voulu me projeter dans les siècles à venir pour mieux déceler les évidences que me voilait une actualité tapageuse. Et ce désir, je le retrouvais à l'échelle de ma propre existence : je voulais être vieux avant l'âge, vivre ma jeunesse avec le recul d'un homme de quatre-vingts ans. Autant vouloir cumuler les agréments de l'été et de l'hiver… Pour approcher cet idéal, mon seul artifice était la pensée de la mort. Par elle, je faisais venir d'un bond la vieillesse dans la jeunesse : l'insouciance et la gravité, loin de s'exclure, se combinent à merveille. Vivre comme si on était déjà mort, voilà l'idéal! La suprême liberté! On sait que tout est joué d'avance. On ne cherche plus à se contrefaire. On perd toute vanité. On va droit à la vérité sans perte de temps. Les autres pourront essayer de nous blesser, de nous humilier. En vain. Que peut-on contre un mort?
La gnôle était servie dans des verres à eau, car ici importe surtout la quantité d'alcool, c'est-à-dire la qualité de l'ivresse. Nous buvions à pleine bouche cette solution limpide qui fait voir trouble, et où se concilient le feu de l'éthyle et la pureté de l'eau.
Nous sommes toujours dupes des mots et des films. Quelques phrases bien tournées, un travelling soigné, une bonne symphonie et nous voilà fleur au fusil, courant à cet abattoir boueux que les gens de l'arrière appelleront "champ d'honneur". Quand l'Etat à besoin de guerriers, il enivre ses citoyens de mots de "devoir" et de "gloire". Quand il a besoin de consommateurs, il laisse la publicité leur pourrir le crâne. Dans la guerre comme dans la paix, je ne vois que la misère de l'homme à l'ère des masses, mouton toujours plus docile, vulnérable à toutes les propagandes, se réclamant d'une Liberté dont il n'est plus capable.
La marque de l'homme est omniprésente, mais où est l'homme? Je ne le vois pas. Il est toujours à l'intérieur d'une voiture, d'un bus, d'un immeuble, d'une boutique, comme s'il n'était qu'un fabricateur de boîtes et de cubes, comme si le souci latent de son industrie était de se barricader.
L'usine était vissée à la terre comme une tique. Elle en suçait le sang en parasite.