Cette conférence s'inscrit dans le cycle Europe du Collège de France 2021-2022 consacré au thème Les deux Europes.
Cycle : Les deux Europes et leurs traditions constitutionnelles : une histoire de malentendus évitables ou de différences insurmontables ?
Titre : Dialogue inachevé entre les idées constitutionnelles en Europe de l'Est et en Europe de l'Ouest
Intervenante : Angelika Nussberger
Juriste, professeure à l'université de Cologne (Allemagne), juge internationale auprès de la Cour constitutionnelle de Bosnie-Herzégovine, ancienne juge auprès de la Cour européenne des droits de l'homme, invitée par la professeure Samantha Besson.
Conférence du 03 février 2022.
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Chaire de la professeure Samantha Besson :
Droit international des institutions
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Il n'y a pas une, mais deux histoires à raconter sur le développement des idées constitutionnelles en Europe : une pour l'Europe de l'Est et une pour l'Europe de l'Ouest. Dès le siècle des Lumières, l'Ouest du continent, en particulier la France, se considéra comme moteur des idées progressistes sur l'État et le droit, tandis que l'Est semblait davantage en retrait. Bien que la Constitution polonaise ait été rédigée quelques mois avant la Constitution française de 1791, elle était perçue comme désuète, alors que la seconde a été reçue comme un modèle de réussite. L'État à laquelle elle donnait un cadre était de plus confronté à la politique expansionniste de ses voisins. Certains États à l'Est, comme l'Empire russe, n'étaient aucunement prêts à laisser prospérer les idées des droits de l'Homme et du constitutionnalisme, et avaient même tendance à les transformer immédiatement en leurs contraires. Ces faits historiques peuvent être interprétés de diverses manières : soit comme l'illustration d'une Europe à deux vitesses, soit, à la suite de Samuel Huntington ou Jenö Szücz, comme l'expression d'héritages juridiques différents qui ne peuvent être réunis en un patrimoine commun.
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"La France, tout particulièrement, a connu un effondrement civilisationnel éclair dont personne, pas même Braudel, mort en 1985, ne semble avoir compris la portée dramatique. Cette nation qui a été pendant mille ans le fer de lance intellectuel de la Civilisation occidentale bascule à la charnière des années 1970-80. En moins de deux générations, on assiste à une explosion de l'illettrisme, de la criminalité de droit commun, de la corruption politique, et à un remaniement à grande échelle de sa population qui la destituent comme nation historique d'Europe occidentale. Les Français, paradoxalement, refusent de considérer objectivement leur situation et semblent vouloir s'installer dans le déni jusqu'à ce que mort s'ensuive. L'avenir se fera manifestement sans eux." S. Huntington, 1997

« L’idée selon laquelle la diffusion de la culture de masse et des biens de consommation dans le monde entier représente le triomphe de la civilisation occidentale repose sur une vision affadie de la culture occidentale. L’essence de la civilisation occidentale, c’est le droit, pas le MacDo. Le fait que les non-Occidentaux puissent opter pour le second n’implique pas qu’ils acceptent le premier.
C’est également sans conséquence directe sur leur attitude à l’égard de l’Occident. Quelque part au Moyen-Orient, une demi-douzaine de jeunes gens peuvent bien porter des jeans, boire du Coca-Cola, écouter du rap et cependant faire sauter un avion de ligne américain. Pendant les années soixante-dix et quatre-vingt, les Américains ont consommé des millions de voitures, de postes de télévision, d’appareils photo et de gadgets électroniques japonais sans se « japoniser » pour autant. Ils sont même devenus de plus en plus hostiles au Japon. Seule l’arrogance incite les Occidentaux à considérer que les non-Occidentaux « s’occidentaliseront » en consommant plus de produits occidentaux. Le fait que les Occidentaux identifient leur culture à des liquides vaisselle, des pantalons décolorés et des aliments trop riches, voilà qui est révélateur de ce qu’est l’Occident. »
En Europe occidentale, l'antisémitisme vis-à-vis des Arabes a en grande partie remplacé l'antisémitisme à l'égard des Juifs.
Normativement, l'Occident, dans sa prétention à l’universalité, tient pour évident que les peuples du monde entier devraient adhérer aux valeurs, aux institutions et à la culture occidentale parce qu’elles constituent le mode de pensée le plus élaboré, le plus lumineux, le plus libéral, le plus rationnel, le plus moderne. Dans un monde traversé par les conflits ethniques et les chocs entre civilisations, la croyance occidentale dans la vocation universelle de sa culture a trois défauts majeurs : elle est fausse, elle est immorale et elle est dangereuse. [...] L’impérialisme est la conséquence logique de la prétention à l’universalité.
Les multiculturalistes américains rejettent l'héritage culturel de leur pays. Ils [...] souhaitent créer un pays aux civilisations multiples, c'est à dire un pays n'appartenant à aucune civilisation et dépourvu d'unité culturelle. L'histoire nous apprend qu'aucun État ainsi constitué n'a jamais perduré en tant que société cohérente.

Pierre a créé un pays déchiré. Au XIXe siècle, les slavophiles aussi bien que les partisans de l'Occident n'ont cessé de déplorer cette situation infortunée sans parvenir à s'entendre sur la question de savoir s'il fallait s'européaniser ou bien au contraire éliminer les influences européennes et revenir au vrai esprit de la Russie. Un pro-occidental comme Chaadayev soutenait que « le soleil est le soleil de l'Occident» et que la Russie devait en user pour rendre ses institutions plus éclairées et les changer.
Un slavophile comme Danilevski, utilisant des termes qu'on a entendus aussi pendant les années quatre-vingt-dix, voyait dans les tentatives d'européanisation une façon de «subvertir la vie des gens et d'en remplacer les formes par des formes autres, étrangères», d' « emprunter des institutions étrangères pour les transplanter sur le sol russe» et de « considérer les relations intérieures et extérieures, et les questions liées à la
vie des Russes d'un point de vue étranger, européen, c'est-à-dire à travers un prisme conçu pour regarder le monde selon un angle européen.
Pour devenir riche et puissant, il faudrait devenir comme l'Occident.
Aujourd'hui, cependant, cette attitude kémaliste a disparu en
Extrême-Orient. Les Extrême-Orientaux attribuent leur réussite économique non aux emprunts à la culture occidentale mais à leur adhésion à leur propre culture. Ils réussissent, pensent-ils, parce qu'ils sont différents des Occidentaux. De même, lorsque des sociétés non occidentales se sont senties en position de faiblesse vis-à-vis de l'Occident, elles en ont appelé aux valeurs occidentales d'autodétermination, de libéralisme, de démocratie et d'indépendance pour justifier leur opposition à la domination occidentale.
Les grandes idéologies politiques du XXe siècle sont le libéralisme, le socialisme, l’anarchisme, le corporatisme, le marxisme, le communisme, la social-démocratie, le conservatisme, le nationalisme, le fascisme et la démocratie chrétienne. Elles ont toutes un point commun : elles sont le produit de la civilisation occidentale. Aucune autre civilisation n'a engendré d'idéologie politique importante. L'Occident, en contrepartie, n'a jamais suscité de grande religion. Les grandes religions du monde sont toutes le produit des civilisations non occidentales et, dans la plupart des cas, sont antérieures à la civilisation occidentale. L'Occident perdant de son influence, les idéologies qui symbolisent la civilisation occidentale passée déclinent, et leur place est prise par les religions et d'autres formes d'identité et d'engagement reposant sur des bases culturelles.
L’Occident a vaincu le monde non parce que ses idées, ses valeurs, sa religion étaient supérieures mais plutôt par sa supériorité à utiliser la violence organisée. Les Occidentaux l’oublient souvent, mais les non-Occidentaux jamais.

Selon Quigley, les civilisations passent par sept étapes: le mélange, la gestation, l'expansion, l'âge du conflit, la domination universelle, le déclin et l'invasion.
Pour Melko, le modèle du changement est le suivant : on passe
d'un système féodal cristallisé à un système féodal évoluant vers un
système étatique cristallisé pour en venir à un système étatique évoluant
vers un système impérial cristallisé.
Selon Toynbee, une civilisation s'épanouit en répondant à des défis et entre dans une période de croissance qui implique un contrôle accru sur son environnement de la part d'une minorité créative; vient ensuite une époque de troubles qui fait émerger un État universel, puis c'est la désintégration.
Malgré des différences importantes, toutes ces théories stipulent que les civilisations évoluent en passant d'une période de troubles ou de conflits
à l'installation d'un État universel, avant de connaître le déclin et la
désintégration.