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Citation de missmolko1


Avant l'explosion de hurlements, le silence nocturne de Santa Caterina n'est troublé que par ses murmures familiers.

Dans une cellule du rez-de-chaussée, le chien de manchon de sœur Ysbeta, emmailloté comme un bébé dans un carré de satin, chasse en rêve : grognements étouffés et grondements ponctuent le plaisir que lui donne chaque lapin acculé. Ysbeta elle aussi est occupée à la traque : devant le plateau d'argent qui lui sert de miroir, sa main droite, immobile, referme les mâchoires d'une pince à épiler en ivoire sur un poil blanc rebelle de son menton. Elle tire d'un coup sec, et exprime dans un même gémissement sa douleur et sa satisfaction.

De l'autre côté de la cour, deux jeunes femmes dont les formes dodues et les joues rondes évoquent l'enfance sont étendues sur une seule paillasse, les membres mêlés comme brindilles en fagot, le visage si proche qu'on dirait qu'elles échangent leur souffle : l'une inhale, l'autre exhale. Inspiration. Expiration. Inspiration. Expiration. Un léger parfum sucré flotte dans l'air. De l'angélique, peut-être. Ou de la menthe douce, comme si elles avaient mangé le même gâteau ou bu du vin d'épices au même verre. En tout cas, la substance absorbée les fait bien dormir, et le léger ronron qui s'élève dans la pièce témoigne de leur bien-être.

Pendant ce temps-là, sœur Benedicta a du mal à se contenir tant la musique emplit sa tête. Ce soir, c'est un arrangement du graduel pour la fête de l'Épiphanie où les différentes voix, tels des fils de tapisserie de couleur, se croisent et se recroisent avec, parfois, une telle rapidité qu'elle ne parvient pas à inscrire sur l'ardoise de son tableau cette forêt de notes crayeuses. Certaines nuits, elle a l'impression de ne pas dormir du tout : les voix sont si insistantes qu'elle a la conviction de chanter en même temps qu'elles. Mais personne ne la réprimande le lendemain, ni ne la réveille si elle pique du nez au réfectoire. Ses compositions font honneur au couvent, auquel elles procurent des bienfaiteurs, aussi ses excentricités sont-elles tolérées.

La jeune sœur Perseveranza, elle, est l'esclave d'une autre musique, celle de la souffrance. Une chandelle de suif crachote des ombres dans sa cellule. Sa chemise est si fine qu'elle sent l'humidité de l'hiver lorsqu'elle s'adosse au mur de pierre. Elle la relève au-dessus de ses mollets, de ses cuisses, puis, avec précaution, de son ventre, et exhale une série de plaintes tremblantes tandis que le tissu se décolle des plaies ouvertes qu'il recouvrait. Elle s'arrête, prend une ou deux inspirations rapides pour se calmer et tire plus fort quand elle rencontre de la résistance, jusqu'à ce que la peau à peine reformée vienne avec le tissu. La lueur de la chandelle révèle une ceinture de cuir cloutée qui lui serre la taille ; les pointes courtes, à l'intérieur, sont si profondément enfoncées dans la chair qu'elles ont provoqué des scarifications enflées, croûteuses, où peau et cuir ne font plus qu'un. Avec une lenteur délibérée, Perseveranza appuie sur l'un des clous. Sa main se rétracte involontairement, lui arrachant un cri, mais il y a de l'exultation dans ce cri, un défi à elle-même, et ses doigts appuient de nouveau.

Elle garde les yeux rivés sur le mur en face d'elle, où la lumière expirante s'accroche à un crucifix de bois sculpté. Le Christ, jeune, vivant, le visage creusé par le chagrin, les muscles tendus épousant le sens du bois et le corps penché en avant, tirant sur les clous. Elle le regarde fixement, tremblante, les joues baignées de larmes, les yeux brillants. Bois, fer, cuir, chair. Son monde est tout entier dans cet instant. La douleur fait place au plaisir. Elle est dans Sa souffrance. Il est dans la sienne. Elle n'est pas seule. Elle presse de nouveau le clou et pousse un long râle de satisfaction, un son presque animal, une consommation subie et accomplie.

Dans la cellule voisine, les doigts de sœur Umiliana s'arrêtent un instant sur les grains murmurants de son chapelet. Le bruit des dévotions de la jeune sœur laisse un goût de miel dans sa bouche. Plus jeune, elle aussi a cherché Dieu dans des blessures ouvertes ; maintenant qu'elle est maîtresse des novices, son devoir exige qu'elle fasse passer le bien-être spirituel des autres avant le sien. Elle penche la tête et retourne à son chapelet.



Dans sa cellule au-dessus de l'infirmerie, sœur Zuana, l'apothicaire de Santa Caterina, est absorbée dans sa propre forme de prière. Elle se penche sur le grand herbier de Brunfels, le front plissé par la concentration. À côté d'elle est posé le dessin récemment terminé d'un plant de géranium, dont elle a constaté que les feuilles avaient un effet astringent sur les coupures et les blessures. L'une des sœurs les plus jeunes perd des caillots de sang, et Zuana cherche à composer un mélange pour guérir une blessure qu'elle ne peut voir.

Les gémissements de Perseveranza se répercutent dans le couloir du cloître. L'été passé, quand ses plaies ont commencé à s'infecter avec la chaleur et que ses voisines se sont plaintes de l'odeur, la mère supérieure a envoyé la jeune religieuse se faire soigner à l'infirmerie. Zuana a nettoyé et pansé de son mieux les lésions infectées, et prescrit une pommade pour réduire l'inflammation. Elle n'a rien pu faire d'autre. Certes, Perseveranza finira peut-être par s'empoisonner à cause d'une infection plus sévère, mais elle est en bonne santé par ailleurs et, d'après ce que Zuana sait du fonctionnement du corps, elle ne pense pas que cela se produira. Le monde est plein d'histoires d'hommes et de femmes qui vivent des années avec de semblables mutilations ; et si Perseveranza parle de la mort avec tendresse, elle éprouve à l'évidence trop de plaisir à ses souffrances pour vouloir y mettre fin prématurément.

Zuana ne partage pas ce goût pour la mortification. Avant d'entrer au couvent, elle a passé de nombreuses années auprès de son père, professeur de médecine, dont elle était l'unique enfant et qui avait voué son existence à l'étude des vertus curatives de la nature. Elle ne se souvient pas d'un moment où elle n'a pas partagé sa passion. Elle aurait fait un excellent médecin ou professeur, comme lui, si la chose avait été possible. En l'occurrence, elle a eu la chance de pouvoir, grâce à la réputation de son père et à ses biens, s'offrir après la mort de celui-ci une cellule au couvent de Santa Caterina, où tant de jeunes femmes nobles de Ferrare trouvent un asile pour poursuivre le cours de leur vie sous la protection de Dieu.

Malgré tout, même un couvent où règne l'ordre tremble un peu en accueillant dans son sein quelqu'un qui ne veut absolument pas être là.



Zuana lève les yeux de sa table. Les sanglots en provenance de la cellule de la novice récemment arrivée sont trop violents à présent pour qu'on puisse les ignorer. La crise de larmes ordinaire du début s'est transformée en hurlements furieux. En tant que sœur infirmière, il incombe à Zuana, si les choses deviennent difficiles, de calmer la nouvelle venue à l'aide d'une potion somnifère. Elle retourne le sablier. Le breuvage est déjà mélangé et prêt à l'emploi à l'apothicairerie. Reste à savoir combien de temps attendre pour l'administrer.

La détresse d'une novice est difficile à évaluer. Lorsque le repas de fête est terminé, que la famille est partie et que les grandes portes se sont refermées sur le monde extérieur, il est naturel d'éprouver un certain désarroi, et même les jeunes filles les plus dévotes peuvent être prises de panique en affrontant la solitude et le silence d'une cellule close.

Celles qui ont des parentes à l'intérieur des murs sont les plus faciles à calmer. La plupart se sont fait les dents sur des gâteaux et des biscuits confectionnés au couvent, ont été choyées et adulées année après année lors de leurs visites, si bien que l'univers du couvent leur est aussi familier que celui d'un second foyer. Si, comme cela peut arriver, la première journée se termine par une crise de larmes, il y a toujours une tante, une sœur ou une cousine à proximité pour cajoler ou consoler la jeune fille.

Pour d'autres, qui rêvaient peut-être d'un époux plus incarné, ou qui ont laissé à la maison un frère adoré ou une mère aimante, les larmes signifient autant le deuil du passé que la peur de l'avenir. Les sœurs converses traitent gentiment les nouvelles lorsqu'elles quittent maladroitement robes et jupons, frissonnant autant de nervosité que de froid, les bras nus levés au-dessus de la tête, prêtes à passer la chemise. Mais toute la sollicitude du monde ne peut déguiser la perte de la liberté, et si plus tard certaines pourront substituer la soie à la serge (des transgressions aussi élégantes sont ignorées à défaut d'être autorisées), lors de cette première nuit, il arrive que les jeunes filles à la peau sensible et peu portées à la mortification n'en puissent plus à force de se gratter. Il y a dans ces larmes un certain apitoiement sur soi, et mieux vaut qu'elles soient versées à ce stade, car si on les laisse croupir, elles risquent de se transformer en poison lent.

La crise finit toujours par s'épuiser d'elle-même et le couvent retrouve son sommeil. La sœur de garde patrouille dans les couloirs, surveillant l'heure jusqu'aux matines, deux heures après minuit ; alors, elle traverse le cloître principal, frappe à chaque porte en omettant celle de la dernière arrivée. La coutume de Santa Caterina veut qu'on laisse les nouvelles venues tranquilles la première nuit, pour qu'elles soient reposées le lendemain matin, et donc mieux disposées à entamer leur nouvelle vie.

Cette nuit, toutefois, personne ne dormira guère.

Au bas du sablier, lorsque la montagne de grains est presque à son point culminant, les plaintes sont si stridentes que Zuana les ressent dans son ventre autant que dans sa tête : on dirait qu'une troupe de démons rebelles a fait irruption dans la cellule de la jeune fille et lui tourne les entrailles à la broche.
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